En vous écoutant, je
pensais à l'extraordinaire désir d'apprendre de mes élèves. Désir qui
peut se manifester sous des formes tellement surprenantes et à des âges
tellement atypiques. Combien j'ai vu d'adolescents qui avaient été
épuisés d'exercices répétitifs puis abandonnés de guerre lasse dans leur
ignorance sans qu'on leur mette jamais plus d'écrits sous les yeux et
qui, lorsqu'à mon arrivée dans l'établissement la porte de la classe
s'est ouverte, sont venus me signifier leur désir d'apprendre. Gens du
parvis, ils s'approchaient avec crainte de ce mystère sacré de la
culture humaine, mais désiraient ardemment en comprendre assez pour ne
pas y rester totalement et définitivement étrangers. Et même sans
parvenir à la lecture courante, le seul fait de savoir qu'il y avait un
sens à cela, de distinguer les lettres de non-lettres, de savoir
reconnaître voire écrire quelques mots était une immense satisfaction.
Quant à la méthode... Je me souviens de Medhi et Antoine. Le premier
avait réussi à rester dans les classes régulières jusqu'au secondaire en
faisant sans doute très astucieusement semblant de savoir lire alors
qu'il pouvait tout juste reconnaître son prénom (mystère des exclus de
l'intérieur du système). Le second avait toujours été en établissement
spécialisé où l'on avait décidé en raison de sa dysphasie de
n'entreprendre de lui apprendre à lire que lorsqu'il prononcerait
convenablement les mots. Las, quand il a eu 12 ans, on estima sans doute
qu'il mobilisait trop de ressources sans aucun bénéfice et il fut
abandonné à la collègue institutrice qui m'a précédé dans le poste.
Cette dernière entrepris de l'initier par les syllabes et à mon arrivée
il parvenait à en déchiffrer quelques unes. Toutefois, mon - ta - gne ne
faisait jamais montagne. Le son ne faisait pas sens. J'ai accompagné
ces deux élèves dans leur apprentissage qui prit deux ans environ en les
associant comme s'ils étaient un seul lecteur. Je leur proposais
toujours des textes signifiants pour eux en adaptant des BD, ou en
utilisant des documentaires sur des thèmes qu'ils choisissaient. Le
premier ne pouvait s'empêcher de hasarder précipitamment un mot au vu du
contexte conformément à son habitude de faire-semblant. Le second avait
pour tâche de vérifier la plausibilité de l'hypothèse grâce à sa
connaissance de la correspondance grapho-phonétique. Petit à petit
chacun adopta les manières de son compagnon et les deux parvinrent à lire.
L'autre
chose que je voudrais vous dire, et qui ira contre la conclusion du journaliste animateur, c'est que la scolarisation de ces élèves ne progressera pas
parce qu'ils sont si "mignons", si méritants, si .... ou parce que leurs
parents se seront épuisés à réclamer ce à quoi ils ont évidemment
droit, elle progressera si et seulement si on parvient à convaincre que
nous avons besoin d'eux, que la société n'est pas complète s'ils sont
exclus. Pour ma part, ces jeunes m'ont tant appris et offert tant de
choses que je ne peux plus concevoir de ne les avoir pas connus.