lundi 21 janvier 2008

Article pour la revue Reliance été 2008

paru dans : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RELI_027_0086



CULTURE PROFESSIONNELLE DES ENSEIGNANTS ET des ÉDUCATEURS : VERS UN REGARD STÉRÉOSCOPIQUE

résumé

L’instituteur et l’éducateur, deux professionnels au service de l’enfant, de l’élève en situation de handicap. Deux cultures professionnelles qui, sans s’ignorer totalement, portent des préventions importantes l’une vis à vis de l’autre. Deux acteurs évoluant jusqu’alors dans des bains institutionnels séparés et que la loi de 2005 – en particulier mais pas seulement elle – oblige à travailler ensemble.
Point de vue et modestes expériences d’un instituteur, enseignant en IME, témoin et parfois acteur de l’élaboration d’une culture commune : vers la vision stéréoscopique.

introduction

Structuré par son identité professionnelle, l’instituteur en IME se doit évidemment de trouver les moyens d’instruire les élèves qui lui sont confiés. Mais il le fait dans le contexte d’une équipe pluridisciplinaire au sein de laquelle cette mission d’instruction n’est qu’un des aspects du service que l’établissement doit aux jeunes qu’il accueille. A partir de mon expérience professionnelle, je chercherai à décrire comment cette situation a fait émerger pour moi un questionnement au-delà des questions de rapports interprofessionnels. Ce questionnement débouche sur l’attention aux regards posés par les acteurs sur les jeunes en situation de handicap et la vision de l’avenir de ces derniers.
Dans une deuxième partie, je présenterai des actions concrètes (et modestes) de coopération entre enseignants et éducateurs afin de mettre en évidence des conditions de réalisation profitables. Nous garderons présent à l’esprit le fait que nous sommes dans une période de profonds changements dans les modalités de scolarisation des élèves en situation de handicap du fait de la loi de 2005. Ces changements entraînent progressivement une réorganisation de l’ensemble du champ professionnel concerné et une évolution sensible des rapports entre les différentes catégories professionnelles d’acteurs. Cette situation historiquement singulière appelle notre vigilance pour réussir ensemble à relever le défi d’une désinsularisation de l’éducation et de l’instruction des enfants et des jeunes en situation de handicap qui leur soit pleinement bénéfique.

1.     Instituteur en IME : La cerise sur le gâteau ou le loup dans la bergerie… ?

L’Institut Médico-Educatif dans lequel j’enseigne dispose d’une habilitation pour accueillir 70 enfants de 6 à 20 ans atteints de déficience intellectuelle moyenne et profonde avec troubles associés. C’est essentiellement un externat mais une dizaine de places en internat permettent d’accueillir des enfants selon un rythme convenu d’une fois ou deux par semaine selon le vœu et le besoin des familles. Les enfants sont répartis en groupes d’une demi-douzaine en fonction de leur âge et de leur aptitudes. Chaque groupe est sous la responsabilité d’un éducateur référent des enfants. Cependant, les éducateurs travaillent souvent en binôme pour la conduite des activités.
Pour les plus de 15 ans dont on présume qu’ils en ont les capacités, une section dite « IMPro » (Institut Médico-Professionnel) accueille vingt-quatre jeunes pour les préparer à une vie professionnelle. La grande majorité d’entre eux ira au Centre d’Aide par le Travail (CAT[1]) situé dans la même ville et géré par la même association.
La section IMPro est composée de deux groupes d’une douzaine de jeunes encadrés chacun par deux éducateurs (un homme et une femme). Elle dispose de deux étages spacieux et spécialement conçus pour son usage comprenant ateliers cuisine, menuiserie, petite mécanique, couture – entretien du linge, dans un immeuble neuf.
J’avais travaillé dans cet établissement en 1993/194. En y faisant retour, j’y prends cette fois mes marques bien plus vite. Je peux me concentrer sur un seul lieu puisque nous sommes depuis mon retour deux enseignants. On dit de moi que je suis « l’instit de l’IMPro ». L’accueil de ceux qui me connaissent est sympathique et semble rassurer ceux qui s’inquiètent de voir l’éducation nationale doubler ses effectifs ! Je m’apprête à entrer dans l’équipe de l’IMPro. Mais les choses ne sont pas si simples. Je retrouve des réticences, voire des résistances que j’avais connues lors de mon premier passage. De nombreux petits incidents émaillent les premières semaines, incompréhensions vite levées par la bonne volonté générale mais tout de même. On sent que l’institution est bousculée et doit faire des efforts pour s’adapter. On est satisfait qu’un enseignant puisse se consacrer à plein temps à chacune des parties de l’établissement mais lorsqu’il s’agit d’organiser l’emploi du temps des jeunes, les priorités semblent être ailleurs que dans la scolarisation.
Je suis à nouveau confronté à la question des choix non seulement d’organisation mais à travers eux de contenus d’apprentissages. Pour des élèves de quinze à vingt ans en situation de handicap par la déficience intellectuelle, comment choisir et que choisir de tenter de leur proposer à apprendre dans la mesure où ils sont eux-mêmes assez peu capable de prendre part à ces choix. En effet, et par contraste avec les collégiens de classe - relais que je viens de quitter, mes élèves d’IMPro ne contestent quasiment jamais explicitement les choix que l’on fait donc pour eux. Et s’ils le font, ce sera par une attitude parfois longue à décrypter, faite de contournements de la difficulté dans lesquels ils sont parfois extrêmement habiles.
De ce fait, les variantes sont importantes d’un jeune à l’autre d’une part, et d’autre part, à l’intérieur du projet de chacun il faut nécessairement affiner par les adaptations nécessaires. Avant qu’un accord se dessine dans le cadre de ces réunions interprofessionnelles, une sorte de négociation s’engage entre les partenaires pour tracer les grandes lignes de la « prise en charge » du jeune. Cette négociation prend bien sûr en considération les impératifs du cadre de fonctionnement de l’établissement (emploi possible du temps, disponibilité en personnel, en locaux…) et surtout fait jouer les différentes manières dont chacun en fonction de sa compétence professionnelle se représente ce qu’il convient de faire pour l’éducation du jeune. Deux situations peuvent alors schématiquement se présenter. Soit il y a trop-plein de pistes de travail et il faut opérer des choix dont la rationalité n’est pas toujours très lisible, soit il y a carence et il faut vaille que vaille faire des hypothèses dont on vérifiera la pertinence à l’usage, ce qui est la fonction même de la prochaine réunion de synthèse. A partir des conclusions, l’instituteur, mais aussi l’éducateur technique doit être en mesure de définir pour ce qui le concerne les objectifs d’apprentissages qu’il doit viser pour le jeune. Même si la référence aux Instructions Officielles ne s’oppose pas forcément au projet défini en réunion de synthèse, l’harmonisation de deux objets aussi hétérogènes s’avère souvent intellectuellement acrobatique. D’autant qu’on ne vient de décrire là les choses qu’à gros traits, pour tenter de dire à partir de l’expérience professionnelle à quels types de difficultés j’ai eu rapidement l’impression d’être confronté.
On pourrait reformuler ces interrogations telles qu’elles se présentent très concrètement : Comment définir les apprentissages que l’on vise à faire effectuer et les connaissances que l’on vise à faire acquérir par chaque jeune confié à l’IMPro ? Comment harmoniser au sein d’un projet cohérent les attentes des différents partenaires, à commencer par le jeune et sa famille ? Comment articuler les interventions des différents professionnels ayant en charge directement ou non ces apprentissages et ces acquisitions de connaissances ?
Pour chacun des acteurs, et l’instituteur en particulier, on voit alors les choix parfois difficiles devant lesquels il se trouve pour organiser et donner du sens à sa pratique quotidienne.
C’est à partir de ce questionnement central très pratique que j’ai été amené à pousser plus avant la réflexion pour tenter d’y voir plus clair. A travers la pluralité de discours j’ai souvent ressenti des dysharmonies. Formellement, il n’y a rien d’étonnant à cela dans un contexte de communication entre des personnes structurées par des identités professionnelles et des parcours différents. De plus, il n’y a pas à voir a priori de mal à cette diversité qui peut évidemment s’avérer productive. Il m’a cependant semblé que chaque discours se référait à la représentation particulière que chacun se fait du jeune dont on examine la situation le considérant en tant que jeune et en tant que futur adulte en situation de handicap dans la société. Il s’agit donc d’un « certain regard » posé sur ces jeunes en situation de handicap, d’un « certain regard » qui structure la manière dont chacun pense un projet éducatif les concernant. Au final, c’est sans doute un « certain regard » sur ce qu’ils sont.

2.     de la loi à sa mise en œuvre : enjeux et craintes

Les évolutions législatives récentes en ce qui concerne l’éducation et la scolarisation des enfants et des jeunes « à besoins éducatifs spécifiques » - selon l’expression en vigueur à l’heure actuelle – ont et vont bousculer dans les années qui viennent les institutions, les acteurs et les pratiques. Il n’y a pas ici seulement des effets de mots dus à l’influence des nouvelles définitions des classifications internationales. En effet, le dernier texte majeur, la loi de février 2005[2], dispose que « Tout enfant, tout adolescent présentant un handicap ou un trouble invalidant de la santé est inscrit dans l'école ou dans un établissement le plus proche possible de son domicile, qui constitue son établissement de référence. Les parents sont  étroitement associés à la décision d'orientation. En cas de désaccord avec la commission, les procédures de médiation et de recours sont utilisées. »
La répartition des responsabilités en matière d’éducation de ces enfants et jeunes va s’en trouver probablement fortement modifiée. Les dispositifs relevant du Ministère de l’Education Nationale, telles les Classes d’Intégration Scolaires (CLIS) en primaire et les Unités Pédagogiques d’Intégration (UPI[3]) en secondaire vont certainement faire l’objet d’une forte  demande de la part des familles. Le positionnement et le rôle des Instituts Médico-Educatif va vraisemblablement évoluer. Leur expérience et leur savoir-faire s’avéreront précieux pour la mise en œuvre des nouvelles dispositions.
Mais sachant cela certains sur le terrain commencent par s’alarmer. Le public qu’ils auront la charge d’accueillir devrait avoir un profil différent : théoriquement, ils accueilleront les enfants porteurs des déficiences les plus lourdes et ceux dont les troubles du comportement sont incompatibles avec la société scolaire. Cette projection un peu fruste qui envisage une « ponction des meilleurs éléments » des IME pour les scolariser en milieu ordinaire suscite bien des craintes chez certains professionnels dans ces établissements. Craintes auxquelles répondent quasi symétriquement celles d’enseignants qui se sentent démunis à l’idée que des enfants porteurs de handicaps vont arriver dans leurs classes : baisse de niveau, temps excessif à leur consacrer, moyens d’encadrement insuffisants… Si ces sombres prédictions se réalisaient selon une mécanique aveugle, il faudrait évidemment nous dresser là contre. Cela n’aboutirait qu’à un déplacement des frontières de la ségrégation rendant encore plus cruel et plus désespérant le sort des exclus. Mais la logique de la loi n’est pas celle-là et surtout, la logique des acteurs pour en faire le meilleur usage, ne doit en aucun cas être telle. Ce peut être au contraire l’occasion de substituer une logique de parcours adaptés reposant sur des partenariats entre établissements médico-éducatifs et établissements scolaires à la logique d’assignation de l’individu à une place quasi définitive. Nul décret, nulle injonction n’obtiendront ce résultat par un coup de baguette magique. Tout juste des textes bien pensés peuvent-ils ouvrir des possibilités aux acteurs désirant porter les premières innovations, les premiers changements.
C’est ce que nous tentons de réaliser dans notre secteur. Rien d’extraordinaire ni de spectaculaire car on ne saurait se satisfaire de la modestie des réalisations, seulement quelques pistes de travail comme autant d’objets de réflexion et d’échanges avec tous ceux qui souhaitent ailleurs s’inscrire dans le même type de dynamique et avancer. Nous comptons à ce nombre les lecteurs de la revue Reliance.

3.     Des projets simples pour Ouvrir des brèches

La logique générale de ces quelques premières initiatives, c’est l’ouverture de brèches par des projets collectifs et des projets innovants destinés à certains élèves individuellement ou en petits groupes. En voici un exposé succinct, je tenterai par la suite d’indiquer quelques réflexions à leur propos.
Dans la première catégorie, nous avons :
    la constitution d’un réseau d’enseignants spécialisés des deux circonscriptions scolaires formant un bassin scolaire.
Nos objectifs : se connaître, connaître les établissements, les services, les structures environnants, mener une réflexion pédagogique commune, monter des projets mettant en lien établissements scolaires et établissements spécialisés (participation des enfants de l’IME au carnaval des écoles primaires, mise en route de correspondances…)
Cette démarche commencée il y a trois ans sur la base du volontariat, hors temps de travail est maintenant reconnue par les inspections ASH[4] et les inspections de circonscription comme temps de formation à raison de 6 heures par an que nous augmentons de notre engagement personnel. Des éducateurs de SESSAD[5] y participent depuis cette année.

Dans la deuxième catégorie, je peux évoquer les projets concernant mes élèves :
    Pour la quatrième année consécutive, un petit groupe de quatre à cinq élèves de l’IMPro participe à la chorale du collège public voisin un midi par semaine. J’y participe avec eux comme d’autres adultes du collège aussi, sur la base du volontariat. La collègue professeur de musique au collège à qui j’en avais fait la demande a toujours été très enthousiaste pour cette réalisation soutenue par la Principale du collège et évidemment la Directrice de l’IME.
    Cette année, avec un autre collège de la ville – privé celui-là – nous avons établi deux conventions concernant, l’une un élève de l’IMPro et l’autre une élève de l’UPI. Le premier manifeste à l’IMPro un grand intérêt pour les apprentissages proposés en classe, pour les connaissances d’ordre scientifique, pour les activités artistiques. Malheureusement, il n’est guère possible de satisfaire son désir assez singulier. En revanche, il ne peut être question vu son âge assez avancé de bâtir un projet de scolarisation en UPI, d’autant moins qu’il a aussi besoin d’initiation professionnelle au sein des ateliers de l’IMPro. Connaissant bien mon collègue de l’UPI grâce à nos rencontres de réseau (cf. supra), j’ai proposé que cet élève soit accueilli dans l’immédiat un jour par semaine au collège dans le dispositif UPI. Ce qui fonctionne au mieux qu’on pouvait l’espérer depuis maintenant plusieurs semaines. L’élève est ravi, sa famille aussi, bien associée au projet sur la base d’un objectif simple : qu’il profite au maximum de ce dispositif pour apprendre ce pour quoi il a goût et capacité.
La seconde est élève de l’UPI, a bientôt seize ans et montre de moins en moins d’intérêt pour les apprentissages scolaires. Sa famille et son enseignant cherchent des possibilités d’orientation qui lui conviennent pour les années à venir. Il a été convenu qu’elle soit accueillie à l’IMPro dans un atelier d’initiation à la couture à raison pour commencer d’une demi-journée par semaine. Ce sera pour elle une sorte de stage de découverte.

Ces quelques réalisations même modestes ont déjà fait émerger de quoi penser sur le développement d’une dynamique partenariale entre les deux types d’établissements, les deux cultures qui les sous-tendent.
Nous pouvons commencer par observer les réactions des personnes concernées. Ensuite, nous pourrons nous risquer à proposer quelques pistes.

4.     se connaître pour se reconnaître

Le réseau d’enseignants spécialisé fait régulièrement naître des micro-projets entre l’IME et les écoles ou collèges. Chacun identifie mieux ce que fait l’autre, conçoit mieux ce qui pourrait être fait ensemble. Ma collègue, institutrice de l’IME sert de médiateur entre les participants au projet dans le premier cercle, celui des enseignants spécialisés des écoles et celui des éducateurs à l’IME. De là, à travers une action même assez ponctuelle comme le carnaval par exemple, c’est l’ensemble des enseignants qui peut au moins avoir un autre regard sur l’ensemble des éducateurs, et réciproquement ; sur les enfants dont les uns et les autres ont la charge aussi. Des éducateurs s’aperçoivent que des enseignants peuvent avoir une posture éducative bienveillante et bénéfique pour des élèves qui bien que scolarisés en école ordinaire ont des comportements parfois difficiles et des niveaux de compréhension fortement hétérogènes. Inversement, des enseignants découvrent des éducateurs attentifs aux apprentissages qu’effectuent les enfants dont ils ont la charge et au meilleur moyen de les renforcer.
Ainsi de proche en proche, au fil des rencontres, des visites, des actions menées ensemble, des enseignants cherchent à en savoir plus sur un IME qu’ils ne connaissaient jusqu’alors quasiment pas ou alors seulement comme un lieu abominable de réclusion d’enfants inéducables. « Jamais je n’aurais imaginé pouvoir parler de l’IME comme d’une proposition positive d’orientation à des parents d’élèves ! » disait cette enseignante en RASED[6] à l’issue d’une rencontre.
Et des éducateurs souvent pleins de prévention sur la gent enseignante, parviennent à vaincre leurs appréhensions et mieux encore… Ainsi, le jour où j’ai proposé à l’équipe de l’IMPro d’emmener quelques jeunes pour chanter au collège, après un acquiescement de principe donné du bout des lèvres,  tous  les obstacles ont semblé surgir devant nous, toutes les bonnes raisons de renoncer. Cela allait de l’incompatibilité des horaires de repas, à la crainte plus compréhensible et plus réelle du risque des regards désobligeants voire des quolibets que les collégiens pourraient adresser aux jeunes de l’IMPro, en passant par l’inaptitude et l’inintérêt supposés de ces derniers pour le chant choral. Il fallut en dire des paroles rassurantes, négocier les moindres détails de l’organisation… tant la prudence était de mise. Or, toutes ces peurs ne sont plus aujourd’hui que des mauvais souvenirs qui furent rapidement dissipés. Non, les élèves du collège n’ont jamais porté de regard malveillant ni fait aucune réflexion désobligeante à leurs camarades en situation de handicap, ce fut même tout le contraire ; les plus délurés firent dès les premières séances preuve de sollicitude et cherchèrent à lier connaissance. Ce que leur rendirent bien leurs visiteurs. La traversée d’une cour bruyante et agitée à l’heure de l’entrée en classe n’a impressionné les jeunes de l’IMPro que la première fois. Un peu de vigilance, quelques paroles rassurantes, et tout cela fut bien vite banalisé. Bien sûr, les enseignants présents à la séance de chorale ainsi évidemment que notre chef de chœur furent un peu déconcertés par la timidité et la lenteur avec laquelle mes élèves entraient dans l’activité. Mais enseignants et éducateurs furent vite rassurés et ravis de savoir que s’ils chantaient peu à l’heure de la chorale, les jeunes de l’IMPro chantaient ce répertoire au long de la semaine à des moments choisis par eux, pendant un atelier, sur un trajet… Premier bénéfice de l’activité pour eux : se faire une culture partagée et partageable plutôt que maîtriser la technique vocale… et alors, cela enlève-t-il de la légitimité au projet que ses bénéficiaires se l’approprient à leur manière ?
Les collégiens ont pris l’habitude d’aller consulter le blog de l’IMPro[7] sur lequel je les invite à retrouver pour leur travail personnel des enregistrements des séances de chorale. Comme  je mets en ligne la chorale parmi bien d’autres messages concernant les activités de notre établissement, le blog est devenu leur fenêtre sur l’IMPro. Ils ont découvert – les professeurs aussi – la richesse de nos activités, ils posent des questions à mes élèves pour en savoir plus.
A la fin de chaque année, la chorale donne une dernière séance ouverte à des invités. Chaque participant peut inviter deux personnes de son choix. Il n’y a pas le stress du « concert » mais le désir de partager le plaisir de chanter en chœur. C’est l’occasion pour d’autres jeunes de l’IMPro et des éducateurs de venir au collège. Cela fait naître chez les jeunes des vocations pour l’année suivante. Les éducateurs sont à leur tour rassurés : leurs pupilles ne sont pas maltraités. Même en dehors du chaud cocon de l’institution, ils apprennent et prennent plaisir à apprendre, à développer leurs goûts et aptitudes.
Chaque année, les deux chefs d’établissements doivent signer pour cette action une convention. C’est aussi, à leur niveau l’occasion d’une rencontre. Cela fait avancer des projets. Ainsi, la simple mise à disposition de locaux et de matériel comme la salle de ping-pong du collège devient une occasion pour l’éducatrice sportive de l’IME de rencontrer ses collègues professeurs d’EPS. La circulation des jeunes de l’IME dans le collège banalise l’étrangeté réciproque des uns pour les autres, rassure et engage les adultes à bâtir d’autres projets plus ambitieux et plus coopératifs.
Un dernier exemple, significatif de l’évolution de la situation. Mme la Principale du collège (nouvelle nommée cette année) a envoyé une invitation aux jeunes de l’IMPro participant à la chorale pour qu’ils viennent  déjeuner au self du collège le vendredi midi de cette activité à l’occasion de la semaine du goût. C’est la première fois qu’une proposition vient du collège vers l’établissement spécialisé. Avec les cinq choristes nous nous rendons volontiers à l’invitation. J’ai téléphoné auparavant à la gestionnaire pour voir avec elle comment prendre en compte les régimes de deux des jeunes. Cela ne pose aucun problème !… quand je pense que nous avions failli écarter l’un d’eux pensant qu’il avait un régime trop difficile à faire respecter par le service de restauration du collège ! Comme nous arrivions au self à l’heure à laquelle déjeunent aussi les autres choristes, une belle tablée se forme. Spontanément, les collégiens guident leurs camarades de l’IMPro. On fait mieux connaissance puisque habituellement, le chant seul nous réunit. A l’issue du repas, des élèves proposent une visite de leur établissement. Nous sommes passés par tous les recoins de cet immense bâtiment, dédale d’escaliers et de couloirs sans commune mesure avec l’IME. Dans les salles de classe, à cette heure méridienne, des professeurs corrigent des copies, préparent des cours. Enhardis par leur rôle de guide, les collégiens frappent à la porte, font les présentations. De bon gré, les professeurs font les honneurs de leur classe aux visiteurs que nous sommes. Que de choses à raconter en rentrant à l’IMPro !
Pour autant, en dépit des craintes de certains éducateurs, il n’y a pas de confusion et d’illusions déplacées : les jeunes de l’IMPro qui vont au collège pour chanter savent très bien qu’ils ne deviennent pas par ce simple fait  « élèves du collège ».
En partant, nous allons saluer Mme la Principale qui me confie : « L’année prochaine, nous aurons une UPI. Depuis que je l’ai fait savoir, il ne se passe pas une journée sans qu’un élève me demande : ‘quand ils arrivent les enfants handicapés ?’ L’expérience de la chorale a beaucoup apporté. »
Je sors du collège en repensant que quatre ans auparavant, le conseil d’administration de l’établissement, et en son sein tout particulièrement les représentants des enseignants, avaient voté contre ce projet, lui donnant un coup d’arrêt.

5.     de la téléscopie (et ses risques de téléscopage) à la stéréoscopie


C’est donc à travers des réalisations très concrètes que les deux milieux, les deux cultures professionnelles peuvent se rencontrer et apprendre ensemble cette nouvelle culture métissée dont chacun a besoin pour mieux accomplir sa mission. Les formes d’organisations, les types d’établissements pourront évoluer, il n’en restera pas moins que les enfants en situation de handicap, atteints de déficience mentale auront toujours besoin d’un accompagnement éducatif de qualité ET d’un enseignement stimulant, adapté et ambitieux. Cela signifie qu’il faut apprendre à ces deux professions – enseignants et éducateurs – à travailler ensemble pour que chacune exprime au mieux sa vocation propre dans la reconnaissance de la richesse des savoir-faire de l’autre. Dans l’une et l’autre de ces professions, des changements profonds de culture professionnelle doivent avoir lieu. Ils s’effectuent au rythme auquel chaque individu accepte de prendre des risques dans ses propres changements de pratiques et au rythme auquel de proche en proche dans les corps professionnels les « bonnes pratiques » se diffusent.
Pour avancer, un enseignant doit faire progressivement des expériences l’amenant à des convictions comme celles-ci :
Tout élève, tout enfant ou jeune, quelle que soit sa condition, dispose d’un potentiel de désir d’apprendre et d’un potentiel de progression. 
Toute discipline à enseigner a pour vocation d’introduire l’enfant dans la famille humaine par la fréquentation si modeste soit-elle des objets de savoir disponibles.
Les élèves ne sont pas des concurrents entre eux mais des individus infiniment divers réunis en une génération dans l’histoire par l’impérieuse nécessité de s’associer pour bâtir le monde de demain. A ce titre, point n’est besoin d’établir entre eux quelque hiérarchie que ce soit. Tout au contraire, développer entre eux l’esprit de coopération, de respect, de solidarité, c’est donner à chacun le meilleur  bagage pour l’avenir.
Ce qu’on vient d’affirmer contrebat nettement un état d’esprit méritocratique et sélectif qui prévaut encore trop souvent à l’école. Or, l’enfant différent, l’élève extraordinaire[8] n’entre pas dans ce jeu mesquin. Il apporte avec sa position de hors-jeu de quoi questionner en profondeur les finalités mêmes de l’action d’instruire. L’enseignant qui accepte progressivement de se laisser interroger par l’enfant extraordinaire apprend de ce dernier les vraies et belles raisons qu’il a eues de choisir son métier. Ainsi, c’est dans les profondeurs de cette rencontre librement consentie que se trouve la source du changement authentique et possible. C’est de là aussi que peut naître une attitude éducative bénéfique pour tous les élèves, pour tous les enfants. Combien il est rassurant pour celui qui peine simplement scolairement de voir la sollicitude de ses enseignants envers les plus vulnérables d’entre ses pairs. Par son sens de l’équité, il devine que cette sollicitude lui est aussi destinée.
De son côté l’éducateur doit accepter que l’enfant, le jeune ne lui appartienne pas ; pas plus qu’à l’institution éducative. Il doit aussi se méfier de croire trop connaître ce dont un enfant qu’il accompagne depuis longtemps est capable. Au sein d’une institution éducative, grâce à une équipe pluridisciplinaire et à la longue durée de séjour d’un enfant, on est, bien plus qu’à l’école, extrêmement attentif à connaître toutes les facettes de la personnalité de ce dernier. Cet atout peut se retourner en obstacle s’il ne sert qu’à pétrifier un individu dans une trajectoire préfabriquée. Travailler sur la relation, faire de la relation éducative son cœur de métier c’est en accepter la finalité et s’en souvenir toujours : le lien avec autrui est au service de l’accompagnement qu’on lui propose pour l’aider à devenir le plus autonome possible. Accepter que l’enfant se lie à des savoirs ainsi qu’à des personnes et à des lieux lui permettant d’y accéder, c’est une des dimensions de l’action éducative à assumer.
En écrivant cela, je pense à la discussion dont j’ai été le témoin aujourd’hui même, entre mon collègue enseignant responsable de l’UPI du collège voisin et ma collègue éducatrice technique à l’IMPro où j’enseigne. Le premier venait chercher son élève, Marie, au terme d’une matinée en atelier couture conduit par la seconde. J’ai senti chez ces deux collègues volontaires et déjà assez avertis pour engager une coopération combien il y avait d’efforts de part et d’autre pour réduire au fur et à mesure de la conversation les dysharmonies entre leurs discours. Ils sont parvenus à faire un bon bout de chemin, patiemment. Ils l’ont fait en ajustant leurs observations, leurs remarques comme on fait converger deux appareils optiques pour obtenir une vision stéréoscopique. Une vision stéréoscopique suppose une mise au point de chacune de ses parties, elle est centrée sur un seul sujet en adoptant une focale identique, tout cela sans confusion des deux points de vue sous peine de n’être plus stéréoscopique. L’instituteur s’est intéressé à ce que l’éducatrice lui disait de l’attitude de Marie face à son travail de couture pour comparer avec ce que cette dernière donnait à voir en classe. De son côté, elle s’est intéressée à ce qu’il lui disait des capacités instrumentales, verbales, conceptuelles de son élève pour en déduire les opérations de mesure, de traçage qu’elle pourrait proposer à la jeune stagiaire. Et parlant de la vente prochaine des productions de l’atelier au marché de Noël, ils ont conclu – en associant Marie à leur raisonnement – sur la nécessité et l’opportunité de lui proposer d’avancer dans la maîtrise de l’usage de la monnaie. A quoi l’intéressée a acquiescé avec le sourire enthousiaste de celle pour qui cette proposition a vraiment du sens… elle qui est si souvent lasse des apprentissages « scolaires » !

Alors, bien sûr, aux grandes institutions de tutelle la mise en place de l’organisation générale des services, les formations initiale et continue des personnels auxquelles il faut songer à donner des parties communes… mais, aux acteurs de terrain la construction de leurs réseaux locaux et la conduite de micro-projets innovants dans la phase actuelle, phase initiale de changements qu’on peut espérer importants et profitables pour tous les enfants à terme. Ces micro projets doivent être caractérisés par la place centrale accordée à l’enfant, au groupe d’enfants. C’est autour des besoins de l’enfant qu’il faut construire les éléments d’un parcours fluide où les établissements et institutions ne sont que des moyens propres au meilleur service. Pour y parvenir, dans le cadre et l’esprit de la loi de 2005, les professionnels ont besoin de s’appuyer sur la confiance et la liberté que leurs institutions de tutelle doivent leur garantir en plus évidemment des moyens matériels nécessaires.


[1] La nouvelle appellation officielle de ces établissements est ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail)
[2] Loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (11 février 2005)
[3] Unité pédagogique d’intégration : « tous les dispositifs collectifs d'intégration créés en collège et en lycée pour la scolarisation d'élèves porteurs de handicaps ou de maladies invalidantes sont dénommés unités pédagogiques d'intégration (UPI). (…) ces unités ne constituent pas une "filière" mais bien un dispositif ouvert sur l'établissement scolaire, même lorsqu'il s'avère opportun de prévoir, pour certaines activités, le regroupement des élèves concernés. Elles sont conçues de telle sorte qu'elles autorisent la possibilité de parcours personnalisés. Elles visent à éviter une interruption prématurée de la scolarité des élèves handicapés, ainsi que leur isolement, afin qu'ils n'aient pas à assumer seuls leur différence dans le moment de l'adolescence. Ces unités favorisent l'établissement de liens de solidarité entre l'ensemble des élèves d'une classe d'âge, grâce aux diverses formes de coopération, tant dans les activités d'enseignement que dans les temps de vie scolaire ». Voir BOEN n°9 du 1er mars 2001 (http://www.education.gouv.fr/bo/2001/9/ensel.htm)

[4] ASH : inspections spécialisées dans « l’Adaptation scolaire et Scolarisation des élèves Handicapés »
[5] Les services d'éducation spéciale assurent un soutien à l'intégration scolaire ou à l'acquisition de l'autonomie aux enfants et adolescents jusqu'à 20 ans, en liaison avec les familles. Ils sont spécialisés par handicap et portent des appellations différentes :
-SESSAD(Service d'éducation spéciale et de soins à domicile) pour les déficiences intellectuelles et motrices, ainsi que pour les troubles du caractère et du comportement.
[6] « Les RASED ont pour mission de fournir des aides spécialisées à des élèves en difficulté dans les classes ordinaires, en coopération avec les enseignants de ces classes, dans ces classes ou hors de ces classes. Ils comprennent des enseignants spécialisés chargés des aides à dominante pédagogique, les “maîtres E”, des enseignants spécialisés chargés des aides à dominante rééducative, les “maîtres G”, et des psychologues scolaires. »
[8] extra – ordinaire = hors de l’ordre, de l’ordonnancement prévu dans toute structure

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire