ACFAS COLLOQUE 550 - Les pédagogies alternatives de l’école à l’université : quels invariants?
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Une équipe de médiateurs artistiques en musique développe dans différents lieux (écoles spécialisées, organismes communautaires, services de psychiatrie) une approche singulière de la musique en groupe, par les percussions, dont les destinataires sont des adolescents et des adultes ayant reçu un diagnostic de déficience intellectuelle et/ou d’autisme et souvent catégorisés comme des personnes ayant des troubles (graves) du comportement. A la faveur de différentes phases de recherche-évaluation sur les effets de ce type d’intervention, l’observation a conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle la musique joue un rôle déterminant d’activité instituante permettant à des personnes aux comportements habituellement troublants de trouver une place apaisée, d’interagir entre pairs et d’en obtenir de la reconnaissance au sein d’un groupe. La musique pratiquée ensemble, par l’attention et les interactions qu’elle requiert se fait au moins momentanément « conditions d’existence » et à ce titre illustre le propos d’Ardoino et Lourau (1994) qui affirment qu’« il y a une action propre des conditions d’existence et, par conséquent, des structures sociales, sur la genèse des manifestations pathologiques ». p. 20. La musique comme « condition d’existence » instituante peut-elle être considérée comme un invariant d’une pédagogie institutionnelle ? La présentation tentera de justifier cette hypothèse et l’appuiera d’illustrations issues des données de recherche et d’évaluation.
Mon propos :
"La musique est une forme d'expression artistique dont la pratique est organisatrice. C'est un art qui met de l'ordre. C'est un art qui conduit celles et ceux qui le pratiquent -individuellement et en groupe- à ordonner des éléments sonores selon une temporalité. S'il n'y a pas d'ordre, il n'y a pas de musique, il n'y a que du bruit. La musique suppose de faire des choix concernant la durée et le rythme de production de sons lesquels sont généralement choisis dans un répertoire culturellement construit et accepté dans une société donnée. Les variations possibles de ces deux grandeurs organisatrices de la musique sont nombreuses, certes, mais pas infinies, car aux bornes de ces variations communément admissibles se trouve ce qui n'est reconnu que comme bruit. C'est une singularité propre à la musique que cette nécessité d'ordre. Il y a quelque chose de spontanément instituant dans la musique. La musique ordonne à ses praticiens de se plier à cette obligation, à défaut de quoi, ce qu'ils font ne serait plus de la musique mais simplement du bruit ainsi qu'ils le reconnaitraient eux-mêmes.
D'autres formes d'art n'ont pas ces limites et cette dimension instituante quasi transcendantale. En arts visuels, il n'y a aucune limite à l'agencement le plus novateur et extravagant de couleurs et de formes. Il suffit que l'œuvre soit présentée comme telle pour que des spectateurs la reconnaissent ainsi et exercent leur jugement esthétique sur elle. Monter sur une scène et ouvrir le rideau, peu importe ce qui va s'y passer, peut - même totalement dépourvu de qualités esthétique et d'intérêt - se ranger dans la catégorie des arts de la scène. La rupture de cette convention ne fait pas autre chose de ce qui se passe sur la scène, elle en fait simplement un espace aussi banal qu'un autre, un espace de non-spectacle.
La musique, en revanche, si elle se désorganise, se transforme en bruit ou éventuellement en silence, durée en attente d'être rompue par une reprise soit de la musique, soit du bruit.
On peut donc considérer que la musique agit. A partir du moment où on décide d'en faire, c'est la musique elle-même qui nous fait considérer qu'elle en est, et qui nous impose ses règles pour perdurer, à défaut de quoi, elle s'efface et disparait, transformée en bruit. Ainsi, nous n'en sommes pas maîtres, nous la servons, même si c'est une servitude volontaire. A bien des égards, nous vivons la musique comme nous vivons le langage. Ce dernier nous dépasse, il préexiste à chacun de nous dans sa propre culture, et pour l'utiliser, il nous faut obéir à ses règles tout en nous montrant créatif car le psittacisme n'est pas langage. A ce titre, musique et langage sont des institutions.
Ainsi quand un pédagogue, un éducateur, propose à une ou plusieurs personnes de participer à une séance dont le but est de "faire de la musique", il s'adjoint et il va même devoir collaborer avec la force instituante de la musique qu'il a convoquée. S'il veut qu'il y ait musique, il lui faut tout mettre en œuvre pour la faire advenir à travers la production sonore du groupe et en même temps qu'il fait ce nécessaire, il lui faut se retirer pour que ce soit la musique, le sentiment et le vécu musical de chacun, qui mette de l'ordre dans les sons produits pour que chacun des protagonistes y reconnaisse qu'il y a musique. L'éducateur doit se soumettre à cette nécessité de lâcher-prise à moins de quoi ce n'est pas la musique du groupe qui sera produite, mais tout au plus sa musique personnelle s'il est parvenu à assujettir les participants au point d'en faire de simples objets sonores, dépourvus de volonté musicale créative.
Concrètement, cela rend vaine et inutile toute forme de contrainte, d'injonction faite à autrui pour qu'il se saisisse d'un instrument et produise avec un bruit à la demande. Il est impératif de s'assurer préalablement que cette personne soit dans des conditions propres à faire advenir en elle l'intention de faire de la musique, de faire ce qu'elle reconnaitra pour de la musique, afin que la force organisatrice de la musique agisse sur elle, ou en elle, et en fasse une personne musicienne. Sinon, elle n'est qu'un instrument soumis à la volonté organisatrice d'un tiers.
On devrait donc pouvoir repérer et observer les moments discrets où une personne passe des mains de l'autorité organisatrice éducative ou sociale à celles de l'autorité organisatrice de la musique qui lui donne l'élan nécessaire pour agir en personne musicienne autodéterminée. Le moment discret où ses comportements qui sont déterminés par ses interactions avec un contexte social modelé par l'éducateur passent à des comportements orientés par la musique.
Si cela est observable, alors, on aura compris ce que la musique nous fait, ce que la musique leur fait et comment et pourquoi celle-ci agit de manière parfois aussi positivement remarquable sur les comportements troublants. Et pourquoi elle est une alliée de valeur pour l'éducation. En effet, elle fait ce que d'autres dispositifs éducatifs ne parviennent pas à faire : elle institue tout en émancipant le sujet de l'éducateur lui-même. Cela expliquerait aussi pourquoi une action éducative directe sur les personnes ne produit pas beaucoup de résultats, sauf par la contrainte ou la séduction, c’est-à-dire finalement la manipulation et l'assujettissement; il faut introduire au cœur de l'action éducative une activité instituante telle que la musique en a le potentiel.
D'autres activités artistiques auraient peut-être aussi ce genre de qualité, mais cela me parait moins net… ou peut-être simplement n'en ai-je pas assez fait l'expérience."
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