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La ligne, le plan et le point.
C’est une observation fréquente
et un vécu banal dans la vie professionnelle d’un enseignant : les
relations avec les parents des élèves ne sont pas toujours faciles. Faut-il
s’en alarmer, vouloir à tout prix y remédier ? pas sûr… tant que la parole
circule, que les hypothèses s’échafaudent et se défont, tant que ça bouge, tant
que les positions des uns et des autres ne s’enkystent pas, rien de grave. Et
c’est peut-être même un avantage pour l’enfant d’avoir autour de lui des
adultes qui chacun dans leur légitimité interrogent le parcours éducatif que la
vie, qu’on le veuille ou non, bien ou mal, se charge d’accomplir dans un
bricolage incessant.
Il convient donc de renoncer à la
chimère d’un accord irénique permanent. Pour l’enseignant en tous cas, c’est
une condition nécessaire et
préalable pour mener à bien sa mission.
Lorsque le handicap s’en mêle,
tous les partenaires sont déstabilisés et le dialogue risque de devenir plus
difficile. Pourtant, ce que nous allons exposer dans la suite de ce texte
repose sur le postulat qu’il n’y a pas de solution de continuité entre la
situation de l’élève porteur de handicap et l’élève valide. Les phénomènes
éducatifs concernant le premier sont simplement plus aigus et plus révélateurs
des tensions inhérentes à l’action éducative que chez le second.
Une expression fait florès chez
les professionnels : « le déni des parents », parfois à des
niveaux de difficulté scolaires infimes, mais surtout quand il semble au locuteur
que l’on se doive de parler de situation de handicap. « Ils sont dans le
déni ! » affirme péremptoirement le professionnel qui ne parvient pas
à convaincre une famille du bien-fondé de son analyse ou de ses propositions en
particulier d’orientation. Ce faisant, c’est surtout son dépit qu’il exprime
pour tenter de soulager son sentiment d’impuissance. C’est une tentative
d’explication psychologisante visant à normaliser un obstacle qui semble
incontournable. Mettre une étiquette sur le phénomène, c’est le domestiquer, le
maîtriser par l’assignation à une catégorie connue, un lieu commun du langage
professionnel. L’objet est ainsi
refroidi. Cette différence perçue entre deux approches n’est plus une source de
tension féconde au sens quasi électrique du terme, une différence de potentiel
générant un courant, une circulation. On se trouve dans l’explication –
capitulation, posture typique du renoncement, dénoncée par Charles Péguy.
Cette impasse ne satisfait que la
morne quiétude d’enseignants qui s’estiment chargés de la tâche d’enseigner par
une simple opération de transvasement des savoirs. Ils écartent ainsi un
désagrément, effacent un obstacle en feignant de croire qu’une fois celui-ci
nommé, dénoncé, ils sont a priori dédouanés de leur éventuel échec. Ils veulent
s’en tenir à l’illusion d’un enseignement conçu comme une transmission,
opération chimiquement pure, abstraction débarrassée de toutes les scories
qu’impliquent l’action et les relations en milieu humain. Sa conséquence est la
rupture entre les adultes, la mise en péril de l’enfant sommé de choisir entre
deux loyautés, l’amertume en est le seul prix partagé.
Cette première catégorie est peu
nombreuse espérons-le, et décrite ci-dessus au titre d’archétype.
En second lieu, il y a ceux qui
se débattent, qui bataillent avec cet objet incongru, insaisissable, surgissant
sous de nouveaux masques à chaque nouvelle situation. Multiples avatars de ce
qu’il est convenu d’appeler « déni » une fois démasqué. On y va alors
d’explications compréhensives en commisération déplorative. Les oripeaux d’une
psychologie et d’une sociologie de bazar sont convoqués. La souffrance supposée
mais indéfinissable des parents risque de dégénérer en justification du
renoncement à l’ambition. Il semble que l’on tire à hue et à dia sans succès.
Pourtant, dans cette figure de
collaboration entravée entre parents et enseignants, ce n’est pas la bonne
volonté qui manque de part et d’autre. On peut même avoir dépassé le stade
primitif de l’accusation mortifère de mauvaise intention dissimulée de l’autre.
Subsiste une sorte de paroi de verre apparemment infranchissable.
Cela tient à une posture
épistémologique erronée porteuse de conséquences éthiques et d’incidences
pratiques fâcheuses.
C’est l’aspect épistémologique du
problème, considéré comme clé de compréhension que nous allons maintenant
examiner.
La rencontre parent – enseignant
est une rencontre qui s’effectue au croisement d’une trajectoire pour ceux-là
et d’un plan pour celui-ci. C’est assez exactement la figure géométrique de
l’intersection d’une ligne et d’un plan qui permet de représenter le mieux ce
point de rencontre.
Au parent la ligne de l’histoire
de l’enfant, objet de toutes les attentions, fil sinueux, surprenant, dont
chaque détour est pieusement engrangé, souvenir d’un chemin parcouru. A
l’enseignant le plan, c’est à dire une représentation par expérience et
formation, du paysage éducatif et de ses institutions.
Dans la vie professionnelle de
l’enseignant, l’enfant et sa famille surgissent à un moment donné, dans un lieu
donné au sein d’un paysage familier à celui dont c’est le métier de l’arpenter.
Dans l’histoire de vie d’un
enfant et de sa famille, se produit une succession de rencontres avec
différents plans d’un paysage éducatif difficilement déchiffrable et aux formes
souvent mouvantes. Non professionnel de l’éducation, le parent est l’amateur
passionné d’une éducation, celle de son enfant. C’est l’histoire singulière et
unique de cet être cher qu’il accompagne qui forme un unique fil piquant à un
moment donné, en un endroit précis le tissu, la complexe texture du champ
éducatif. Le parent est un spécialiste incontestable de la connaissance
empirique de l’histoire de son enfant. Qui plus est, il est porteur d’un projet
pour ce dernier qui va bien au-delà de la traversée d’une institution
éducative, que celle-ci soit une classe, un cycle scolaire, un établissement,
une action éducative de durée variable mais finie. A la différence du
professionnel, le parent sait qu’il n’en aura jamais fini avec l’éducation de
son enfant car toute action étant même éteinte et passée, il lui restera à en
faire au fond de sa conscience, dans sa propre histoire de vie, une histoire
acceptable. Le parent sait qu’il sera toujours hanté par ce regret de n’avoir
pas toujours su faire ce qu’il fallait, comme il fallait. Il sait qu’il sera le
premier à se le reprocher. Au total, le parent agit au sein d’un fil
d’histoire, selon la diachronie. Il passe à travers le temps sur une unique
trajectoire sans ubiquité possible. Il ne sait rien d’autre mais il sait
jusqu’à la douleur tout ce qui concerne son enfant.
Au contraire, l’enseignant
accueille l’enfant au milieu d’autres enfants. Consciencieux, il accorde à tous
la même attention, le même intérêt. Il accueille l’enfant au milieu d’un système
institutionnel qu’on peut se figurer comme un immense paysage formé de lieux,
d’habitudes, de traditions, de valeurs, de missions … toutes choses qui à un
moment donné peuvent paraître figées en leur état, au moins, ordonnées.
L’enseignant, imprégné, connaisseur de tout cela, membre de la tribu, pense et
agit dans la synchronie. Il réfléchit dans une logique de place à un
instant donné : cet enfant qui a surgi dans son domaine de travail, dans sa
classe, est-il à la bonne place dans le paysage, occupe-t-il bien sa
place ? Et d’un regard circulaire, l’enseignant cherche une place qui
serait meilleure pour l’enfant. Soit là où il gênerait moins, soit là où il
serait moins gêné. L’enseignant compare l’enfant, l’enfant unique du parent à
une classe d’enfants, à une collection d’enfants, à un ensemble
d’enfants ; il compare avec équité ce qui pour le parent est incomparable.
Par souci d’efficacité dans l’utilisation des ressources, l’enseignant fait des
regroupements, des catégories en fonction de ce qui lui ont appris son
expérience, sa formation. Plus il est connaisseur de son paysage professionnel
plus il pense avoir de chance de trouver la bonne position, la bonne
proposition et de la faire mieux entendre parce qu’il peut arguer de sa
compétence appuyée sur son expérience. Or, à son grand dam, cette logique-là ne
fonctionne pas.
C’est qu’il y a alors un effort,
une action professionnelle à accomplir, que l’exigence déontologique et la
recherche d’efficacité requièrent absolument. Il s’agit de se mettre en
recherche, à l’écoute active de ce que les parents de l’enfant expriment de
leur manière d’accompagner et d’envisager l’éducation de ce dernier. Ecoute
empathique. Oubli de soi, suspension de ses propres certitudes. Voilà les
conditions pour accéder à un minimum de compréhension des sinuosités du fil
diachronique du discours parental. Au plan épistémologique, c’est l’approche
ethnographique qui semble la plus proche de ce qui est requis. Ecoute
instrumentée par le seul consentement à lâcher provisoirement ses propres
repères. Ne pas jouer au psychologue, au médecin, au travailleur social, encore
moins au guide spirituel… Il s’agit seulement de se ménager un accès à la
compréhension de la pensée éducative de l’autre, à la manière dont il la
construit, à la forme qu’elle a prise dans la singularité de sa vie.
Pourquoi faire cet effort qui
n’est inscrit dans aucun référentiel professionnel ? Sans doute parce que
la responsabilité professionnelle va jusqu’à devoir répondre de cela, non
seulement au plan de l’efficacité mais au plan de l’éthique. Il y a au sens de
Lévinas une dissymétrie du rapport parent – enseignant dans laquelle ce dernier
détient bon gré mal gré la responsabilité incessible d’avoir à se soucier de ce
qui va arriver tout le temps où l’enfant est son élève. A ce titre, toute
construction de parcours éducatif doit partir de là où en est le parent, de la
compréhension la plus fine possible de ce qu’il porte pour son enfant. De ce
point de compréhension, et de ce point-là seulement l’enseignant – et lui seul
y est déontologiquement obligé – peut proposer d’avancer sur un chemin de
dialogue. Ce chemin n’a pas à être réduit à la complaisance pour autant. La
franchise et l’expression d’éventuels désaccords peuvent y trouver leur place
ne serait-ce que parce qu’ils sont alors proposés en connaissance,
reconnaissance du fil décrit plus haut et de la place où il surgit dans la
texture éducative.
Ainsi, le « déni » des
parents n’est qu’un démon de la nuit que le jour dissipe et fait paraître pour
ce qu’il est : un objet de travail professionnel qu’il convient de
renommer en « défi » et de relever autant qu’il est possible.
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