vendredi 8 juillet 2011

De quoi l'enseignant spécialisé est-il le nom ?

Il y a quelques jours, une collègue me demandait ce qui selon moi caractérisait les savoir-faire spécifiques de l’enseignant « spécialisé ». Peut-on considérer que ce dernier a acquis, qu’il a été formé, qu’il s’est formé en vue d’être capable de réaliser des gestes spécifiques ?
Ce questionnement concernant l’enseignant « spécialisé » renvoie immédiatement à la comparaison avec son alter ego, l’enseignant qu’on dit « ordinaire », c’est à dire, celui qui enseigne dans des dispositifs scolaires « ordinaires » accueillant des élèves « ordinaires ». Le sens commun voudrait voir dans le « spécialisé » un professionnel qui dispose d’un plus. Il en sait plus, plus finement, pour une catégorie spécifique de problèmes. On en voit bien l’usage en médecine où la spécialité circonscrit son intervention à une fonction ou un groupe de fonctions, un organe ou un groupe d’organes. Pour avoir des compétences spécifiques à ces organes et ces fonctions, la médecine occidentale en a fait des spécialités car pour augmenter la quantité des savoirs et des savoir-faire détenus par un opérateur, il faut que celui-ci renonce à l’universalité. Mais la transposition de ce raisonnement à la pratique pédagogique va-t-elle de soi ? Certainement non, dans la mesure où le public d’élèves de l’enseignant « spécialisé » n’est pas une sous rubrique du public « ordinaire » comme un organe, une fonction l’est au regard d’un organisme.


Posons quelques repères simples caractérisant le monde de l’éducation.
Pour permettre à ses élèves d’apprendre, l’enseignant est un professionnel qui doit mettre en œuvre des connaissances et des savoir-faire complémentaires en didactique et en pédagogie. La didactique est l’art de mettre les savoirs propres à chaque discipline à portée des capacités intellectuelles des élèves, la pédagogie est l’art de concevoir comment les intéresser, les conduire à ces savoirs.
Ainsi, la partie didactique de l’activité de l’enseignant est-elle indépendante des élèves, elle n’a à voir qu’avec la discipline dont elle doit pouvoir présenter les savoirs sans les déformer selon une progression rigoureuse, généralement organisée du simple au complexe, du facile au difficile. Le didacticien peut donc être dit « spécialisé » dans la mesure où il l’est dans une ou plusieurs disciplines. Mais ce n’est pas ce qu’on entend par « enseignant spécialisé ». L’expression a trait à la pédagogie. L’enseignant spécialisé – détenteur par ailleurs, comme tout enseignant, d’une maîtrise de la didactique des disciplines – est censé exercer une pratique pédagogique spécialisée parce qu’elle s’adresse à un public d’élèves précis, particuliers. Ainsi, on parle en réalité du « pédagogue spécialisé dans un type de public ».
La question initiale peut être reformulée : qu’est-ce qui distingue le pédagogue spécialisé dans un type de public, quels savoirs et savoir-faire met-il en œuvre en plus de ce qu’est censé pratiquer un pédagogue en milieu ordinaire ? Que fait-il, que doit-il faire « d’extra-ordinaire » ? Pour répondre à cette question, il importe de rappeler que dans son essence même, la pédagogie est l’art de l’adaptation permanente aux circonstances et surtout aux sujets auxquels elle est destinée. La pédagogie est l’art de la mise en relation, de la conduite de l’élève vers les savoirs. Qu’y a-t-il d’autre à faire pour un pédagogue que de se spécialiser dans chaque situation, en tenant compte de la singularité de chaque élève y compris bien sûr en animant des interactions sociales au sein d’un groupe ? Ainsi le pédagogue n’est digne de ce nom que sous réserve de se faire une spécialité d’agir universellement en spécifiant son action au regard de la singularité de tout élève. C’est bien là l’ordinaire du pédagogue « spécialisé » ou non !
Si l’on attend cela de l’enseignant « spécialisé » et qu’on veut le distinguer d’un autre type d’enseignant dont on attendrait moins du fait même qu’il a affaire à des élèves ordinaires, c’est qu’on se laisse aller à penser que l’enseignant ordinaire peut faire l’économie de développer des vraies compétences de pédagogues telles qu’on les a définies. C’est qu’au fond, on voit l’enseignant en milieu ordinaire agissant comme un pédagogue dont certaines compétences seraient tombées en désuétude, atrophiées, frappées de sénescence. Ainsi, c’est l’enseignant ordinaire qui présente une forme de spécialisation : il a renoncé – ou plutôt, il a été amené à renoncer – à exercer l’art de la pédagogie avec tous les types d’élèves. Il est réputé incompétent en présence d’élèves extra-ordinaires. Il s’est spécialisé dans les élèves du centre de la courbe de Gauss des aptitudes scolaires. Il s’est fait une spécialité d’instruire les élèves moyens, ordinaires, pour lesquels il est souvent convenu qu’il n’est pas nécessaire de recourir à un art pédagogique très sophistiqué et qui en sont de ce fait souvent privé au sein de l’école « ordinaire » fonctionnant sur un modèle transmissif.

Au contraire, son collègue enseignant dit « spécialisé » a conservé ses aptitudes universelles inhérentes à la fonction de pédagogue. Il les régénère en permanence au contact d’élèves aux allures d’apprentissage infiniment variées et le plus souvent impossibles à ranger dans des catégories pré-établies. S’il est compétent avec ces derniers, alors il l’est ipso facto avec les élèves plus « ordinaires ». Il n’est donc pas à proprement parler « spécialisé ». Il est, redisons-le, tout simplement un pédagogue, au sens le plus authentique du terme. Il sait à quel point un art pédagogique inventif et clinique lui est nécessaire pour instruire tous les élèves qui lui sont confiés. C’est de cette vision des choses que pourrait venir une rénovation pédagogique nécessaire pour rendre l’école profitable à tous les élèves tout particulièrement à ceux qui y peinent. Former des enseignants à la pédagogie comme art spécifique de conduire aux apprentissages tous les élèves est une condition préalable à l’établissement d’une école inclusive. C’est tout le contraire de ce qui se fait – et pourtant si médiocrement – actuellement consistant à former au compte-goutte des enseignants soi-disant spécialisés à seule fin de se dédouaner d’avoir à le faire pour tous.



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