jeudi 19 janvier 2017

Conférence Educere à la faculté des Sciences de l'éducation

Chères collègues,
En vous écoutant, je pensais à l'extraordinaire désir d'apprendre de mes élèves. Désir qui peut se manifester sous des formes tellement surprenantes et à des âges tellement atypiques. Combien j'ai vu d'adolescents qui avaient été épuisés d'exercices répétitifs puis abandonnés de guerre lasse dans leur ignorance sans qu'on leur mette jamais plus d'écrits sous les yeux et qui, lorsqu'à mon arrivée dans l'établissement  la porte de la classe s'est ouverte, sont venus me signifier leur désir d'apprendre. Gens du parvis, ils s'approchaient avec crainte de ce mystère sacré de la culture humaine, mais désiraient ardemment en comprendre assez pour ne pas y rester totalement et définitivement étrangers. Et même sans parvenir à la lecture courante, le seul fait de savoir qu'il y avait un sens à cela, de distinguer les lettres de non-lettres, de savoir reconnaître voire écrire quelques mots était une immense satisfaction. Quant à la méthode... Je me souviens de Medhi et Antoine. Le premier avait réussi à rester dans les classes régulières jusqu'au secondaire en faisant sans doute très astucieusement semblant de savoir lire alors qu'il pouvait tout juste reconnaître son prénom (mystère des exclus de l'intérieur du système). Le second avait toujours été en établissement spécialisé où l'on avait décidé en raison de sa dysphasie de n'entreprendre de lui apprendre à lire que lorsqu'il prononcerait convenablement les mots. Las, quand il a eu 12 ans, on estima sans doute qu'il mobilisait trop de ressources sans aucun bénéfice et il fut abandonné à la collègue institutrice qui m'a précédé dans le poste. Cette dernière entrepris de l'initier par les syllabes et à mon arrivée il parvenait à en déchiffrer quelques unes. Toutefois, mon - ta - gne ne faisait jamais montagne. Le son ne faisait pas sens. J'ai accompagné ces deux élèves dans leur apprentissage qui prit deux ans environ en les associant comme s'ils étaient un seul lecteur. Je leur proposais toujours des textes signifiants pour eux en adaptant des BD, ou en utilisant des documentaires sur des thèmes qu'ils choisissaient. Le premier ne pouvait s'empêcher de hasarder précipitamment un mot au vu du contexte conformément à son habitude de faire-semblant. Le second avait pour tâche de vérifier la plausibilité de l'hypothèse grâce à sa connaissance de la correspondance grapho-phonétique. Petit à petit chacun adopta les manières de son compagnon et les deux parvinrent à lire. 

L'autre chose que je voudrais vous dire, et qui ira contre la conclusion du journaliste animateur, c'est que la scolarisation de ces élèves ne progressera pas parce qu'ils sont si "mignons", si méritants, si .... ou parce que leurs parents se seront épuisés à réclamer ce à quoi ils ont évidemment droit, elle progressera si et seulement si on parvient à convaincre que nous avons besoin d'eux, que la société n'est pas complète s'ils sont exclus. Pour ma part, ces jeunes m'ont tant appris et offert tant de choses que je ne peux plus concevoir de ne les avoir pas connus.