
Félix Turlupin, un ami pédagogue à l'humeur parfois chagrine, me prie de publier le texte suivant où il fulmine à la proposition de création d’un institut national d’excellence en éducation par le ministère de l'éducation du Québec. Comment se dérober aux exigences de l'amitié et ne pas soumettre à la sagacité du lecteur un vigoureux plaidoyer ? Le voici donc...
Quand une société ne peut pas enseigner, ce n'est point qu'elle manque
accidentellement d'un appareil ou d'une industrie; quand une société ne peut
pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner; c'est qu'elle a
honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même; pour toute l'humanité,
enseigner, au fond, c'est s'enseigner; une société qui n'enseigne pas est une
société qui ne s'aime pas; qui ne s'estime pas; et tel est précisément le cas
de la société moderne. Péguy. Charles. Édition La Pléiade. Gallimard. T.1. p
1390
Le problème de fond est là. Notre société ne sait plus enseigner parce
qu’elle a abandonné son école aux thuriféraires du productivisme. Peut-être
qu’au fond les promoteurs de cette nouvelle pitoyable initiative
sont cohérents : pour former la classe servile dont ils ont besoin, rien
de tel que l’industrialisation de l’enseignement qu’ils appellent de leurs
vœux. D’ailleurs, encore un peu de patience, après avoir réduit les enseignants
à des techniciens jusqu’à leur faire oublier l’art
de faire sur lequel se fonde leur culture professionnelle visant l’émancipation
de tous par l’ouverture des accès à la connaissance, ils ne tarderont pas à
nous démontrer définitivement qu’il vaut mieux confier l’instruction à des
robots convenablement programmés selon leurs visées. Pour ma part, je ne peux
même pas m’intéresser à leurs recherches effrénées de l’efficacité en éducation
qu’ils appellent « réussite ». Leurs visées ne sont pas les miennes.
Leurs valeurs ne sont pas les miennes. Ils ont confisqué le système scolaire de
la maternelle à l’université pour l’asservir à leur système d’exploitation. Or,
il me semble que le seul bon juge de la qualité de l’éducation qu’on lui a
prodiguée, et de la réussite qui s’y attache, c’est celui ou celle qui parvenu·e
à l’âge adulte, estime ce qui lui a été offert à ce titre depuis sa plus
tendre enfance. Il ou elle peut se poser ces questions : m’a-t-on offert
la possibilité d’accéder aux apprentissages que je souhaitais ? Cela
a-t-il été fait en respectant mon désir, mes capacités, mes qualités, mes
projets ? Cela a-t-il été fait selon des modalités avec lesquelles je me
sentais bien ?
Au chevet d’une éducation malade, on appelle une sorte de médecine, la
recherche en « bobologie » de l’éducation et ses méthodes. Et tous
les Diaphoirus de disséquer le patient tout vif, de l’examiner abattis par
abattis pour déclarer avec assurance que c’est dans celui-ci ou dans celui-là
que se trouve la pathologie à soigner afin de redonner la santé à l’ensemble. Ils
n’entendent même pas la cacophonie produite par le mélange boueux de leurs
doctes discours et ne se doutent pas un instant que la mise en œuvre
concomitante de leurs préconisations tire à hue et à dia les malheureux à qui
on prescrit l’amère potion résultante. « Le poumon vous
dis-je ! » est aujourd’hui « Le cerveau, vous
dis-je ! » Comme l'affirmait le grand mathématicien Henri Poincaré, la science parle à l'indicatif, pas à l'impératif. On devrait donc cesser d'accabler les enseignants de prescriptions et d'injonctions qui se parfument de scientificité et qui sont au final si souvent contradictoires.
Les fameuses « données probantes » et autres locutions de
même farine sont le rideau de fumée destiné à occulter tout débat démocratique
sur les valeurs et finalités de l’éducation. On n’y a testé que les artifices
visant à formater la jeune génération pour lui faire endurer le legs mangé de
vers qu’on lui abandonnera bientôt.
Il est assez remarquable que saisi par l’irrépressible besoin de
productivité – poétiquement rebaptisée « réusssite » - on cherche à
conduire aux apprentissages les plus élémentaires le plus rapidement possible
les élèves. Time is money ! Et de morigéner, de tenter de réparer, puis
d’exclure les moins aptes – ou les plus réticents et clairvoyants. Il faudra
qu’on explique ce qui presse à une époque qui se promet d’allonger bientôt
indéfiniment la vie, c’est à dire en fait la vieillesse. D’autant plus qu’on
emploie essentiellement à cette fin l’unique méthode de l’enseignement
simultané sous sa forme la plus platement magistrale alors que cette méthode
avait justement été « inventée » par Jean-Baptiste de la Salle pour
« ralentir » et mettre au même rythme les apprentissages tous les
élèves afin de les garder à l’école le temps nécessaire non seulement pour apprendre
les rudiments du lire-écrire-compter
mais surtout pour les imprégner directement de l’enseignement religieux et moral
qu’incarne le maître. Ce que l’école républicaine française à la suite des
Jésuites avait par exemple bien compris en maintenant ce fonctionnement afin de
former aux valeurs civiques et républicaines la France profonde. Tant que les
maîtres sont des « hussards » en uniforme civique sous la plume
sévère de Charles Péguy ou qu’ils savent « tout le crocodile » sous
celle humoristique d’Alexandre Vialatte,
il semble que tout aille bien car la révérence qu’on a envers eux, qu’on soit
cancre ou premier de classe fait taire – presque – tout questionnement et
protestation. Mais dès que le maître est descendu de son piédestal pour
retomber dans sa condition prolétarienne au sens non seulement pécuniaire
mais aussi à celui de l’exécutant de tâches programmées par d’autres, ce mode
de fonctionnement fait surgir des élèves dissidents comme champignons après la
pluie. Les uns s’ennuyant ferme s’agitent, les autres, démoralisés de ne pas
comprendre à la vitesse et par les voies prescrites, s’agitent aussi ou
développent des troubles qui devraient plutôt signaler leur détresse
que leur anormalité. Mais on n’en a cure ! Ce sont ces trublions qui ne
sont pas conformes et qu’il convient de soigner. Et de scanner tous les cerveaux,
en tous sens pour découvrir la glande pinéale de la cancrerie afin d’en transmuer
le plomb en or. On ferait mieux de scanner ceux des grands maîtres de la
confrérie organisant cet effroyable gâchis.
Et tous ces enfants sont sans
cesse évalués, soumis à examens médicaux, neurologiques, des évaluations de
leurs apprentissages, c’est-à-dire de leur taux d’appropriation des réponses
attendues qu’on leur a fait ingurgiter en guise d’enseignement pour les y
préparer.
En bon français, cela s'appelle
de la maltraitance. Maltraitance des assujettis au stress des examens,
maltraitance aussi des rejetés, des exclus d'avance. Maltraitance morale encore
de toute une génération qui apprend si jeune que la vie est une
compétition impitoyable dans laquelle il faut absolument vaincre pour ne pas
être vaincu et où les autres, ceux avec qui ils devraient faire société, sont
des rivaux, des adversaires
. On ne
s'étonnera pas ensuite des résultats... et on en appellera avec une hypocrisie
de belle âme à la tolérance, à la bienveillance, à tout un catéchisme sirupeux
de Tartuffe qui cherchent à conjurer, la trouille au ventre, leur prochaine
déchéance. "Panmuflerie" moderne ! pour finir avec Péguy un texte
commencé avec lui.