mercredi 17 décembre 2008

Relations parents – enseignants face au handicap Le déni, le dépit et le défi

« Ni rire, ni pleurer, mais comprendre » Spinoza.
http://www.philolog.fr/ni-rire-ni-pleurer-mais-comprendre-spinoza/
La ligne, le plan et le point.


C’est une observation fréquente et un vécu banal dans la vie professionnelle d’un enseignant : les relations avec les parents des élèves ne sont pas toujours faciles. Faut-il s’en alarmer, vouloir à tout prix y remédier ? pas sûr… tant que la parole circule, que les hypothèses s’échafaudent et se défont, tant que ça bouge, tant que les positions des uns et des autres ne s’enkystent pas, rien de grave. Et c’est peut-être même un avantage pour l’enfant d’avoir autour de lui des adultes qui chacun dans leur légitimité interrogent le parcours éducatif que la vie, qu’on le veuille ou non, bien ou mal, se charge d’accomplir dans un bricolage incessant.
Il convient donc de renoncer à la chimère d’un accord irénique permanent. Pour l’enseignant en tous cas, c’est une condition nécessaire et préalable pour mener à bien sa mission.
Lorsque le handicap s’en mêle, tous les partenaires sont déstabilisés et le dialogue risque de devenir plus difficile. Pourtant, ce que nous allons exposer dans la suite de ce texte repose sur le postulat qu’il n’y a pas de solution de continuité entre la situation de l’élève porteur de handicap et l’élève valide. Les phénomènes éducatifs concernant le premier sont simplement plus aigus et plus révélateurs des tensions inhérentes à l’action éducative que chez le second.

Une expression fait florès chez les professionnels : « le déni des parents », parfois à des niveaux de difficulté scolaires infimes, mais surtout quand il semble au locuteur que l’on se doive de parler de situation de handicap. « Ils sont dans le déni ! » affirme péremptoirement le professionnel qui ne parvient pas à convaincre une famille du bien-fondé de son analyse ou de ses propositions en particulier d’orientation. Ce faisant, c’est surtout son dépit qu’il exprime pour tenter de soulager son sentiment d’impuissance. C’est une tentative d’explication psychologisante visant à normaliser un obstacle qui semble incontournable. Mettre une étiquette sur le phénomène, c’est le domestiquer, le maîtriser par l’assignation à une catégorie connue, un lieu commun du langage professionnel.  L’objet est ainsi refroidi. Cette différence perçue entre deux approches n’est plus une source de tension féconde au sens quasi électrique du terme, une différence de potentiel générant un courant, une circulation. On se trouve dans l’explication – capitulation, posture typique du renoncement, dénoncée par Charles Péguy.
Cette impasse ne satisfait que la morne quiétude d’enseignants qui s’estiment chargés de la tâche d’enseigner par une simple opération de transvasement des savoirs. Ils écartent ainsi un désagrément, effacent un obstacle en feignant de croire qu’une fois celui-ci nommé, dénoncé, ils sont a priori dédouanés de leur éventuel échec. Ils veulent s’en tenir à l’illusion d’un enseignement conçu comme une transmission, opération chimiquement pure, abstraction débarrassée de toutes les scories qu’impliquent l’action et les relations en milieu humain. Sa conséquence est la rupture entre les adultes, la mise en péril de l’enfant sommé de choisir entre deux loyautés, l’amertume en est le seul prix partagé.
Cette première catégorie est peu nombreuse espérons-le, et décrite ci-dessus au titre d’archétype.
En second lieu, il y a ceux qui se débattent, qui bataillent avec cet objet incongru, insaisissable, surgissant sous de nouveaux masques à chaque nouvelle situation. Multiples avatars de ce qu’il est convenu d’appeler « déni » une fois démasqué. On y va alors d’explications compréhensives en commisération déplorative. Les oripeaux d’une psychologie et d’une sociologie de bazar sont convoqués. La souffrance supposée mais indéfinissable des parents risque de dégénérer en justification du renoncement à l’ambition. Il semble que l’on tire à hue et à dia sans succès.
Pourtant, dans cette figure de collaboration entravée entre parents et enseignants, ce n’est pas la bonne volonté qui manque de part et d’autre. On peut même avoir dépassé le stade primitif de l’accusation mortifère de mauvaise intention dissimulée de l’autre. Subsiste une sorte de paroi de verre apparemment infranchissable.
Cela tient à une posture épistémologique erronée porteuse de conséquences éthiques et d’incidences pratiques fâcheuses.
C’est l’aspect épistémologique du problème, considéré comme clé de compréhension que nous allons maintenant examiner.
La rencontre parent – enseignant est une rencontre qui s’effectue au croisement d’une trajectoire pour ceux-là et d’un plan pour celui-ci. C’est assez exactement la figure géométrique de l’intersection d’une ligne et d’un plan qui permet de représenter le mieux ce point de rencontre.
Au parent la ligne de l’histoire de l’enfant, objet de toutes les attentions, fil sinueux, surprenant, dont chaque détour est pieusement engrangé, souvenir d’un chemin parcouru. A l’enseignant le plan, c’est à dire une représentation par expérience et formation, du paysage éducatif et de ses institutions.
Dans la vie professionnelle de l’enseignant, l’enfant et sa famille surgissent à un moment donné, dans un lieu donné au sein d’un paysage familier à celui dont c’est le métier de l’arpenter.
Dans l’histoire de vie d’un enfant et de sa famille, se produit une succession de rencontres avec différents plans d’un paysage éducatif difficilement déchiffrable et aux formes souvent mouvantes. Non professionnel de l’éducation, le parent est l’amateur passionné d’une éducation, celle de son enfant. C’est l’histoire singulière et unique de cet être cher qu’il accompagne qui forme un unique fil piquant à un moment donné, en un endroit précis le tissu, la complexe texture du champ éducatif. Le parent est un spécialiste incontestable de la connaissance empirique de l’histoire de son enfant. Qui plus est, il est porteur d’un projet pour ce dernier qui va bien au-delà de la traversée d’une institution éducative, que celle-ci soit une classe, un cycle scolaire, un établissement, une action éducative de durée variable mais finie. A la différence du professionnel, le parent sait qu’il n’en aura jamais fini avec l’éducation de son enfant car toute action étant même éteinte et passée, il lui restera à en faire au fond de sa conscience, dans sa propre histoire de vie, une histoire acceptable. Le parent sait qu’il sera toujours hanté par ce regret de n’avoir pas toujours su faire ce qu’il fallait, comme il fallait. Il sait qu’il sera le premier à se le reprocher. Au total, le parent agit au sein d’un fil d’histoire, selon la diachronie. Il passe à travers le temps sur une unique trajectoire sans ubiquité possible. Il ne sait rien d’autre mais il sait jusqu’à la douleur tout ce qui concerne son enfant.
Au contraire, l’enseignant accueille l’enfant au milieu d’autres enfants. Consciencieux, il accorde à tous la même attention, le même intérêt. Il accueille l’enfant au milieu d’un système institutionnel qu’on peut se figurer comme un immense paysage formé de lieux, d’habitudes, de traditions, de valeurs, de missions … toutes choses qui à un moment donné peuvent paraître figées en leur état, au moins, ordonnées. L’enseignant, imprégné, connaisseur de tout cela, membre de la tribu, pense et agit dans la synchronie. Il réfléchit dans une logique de place à un instant donné : cet enfant qui a surgi dans son domaine de travail, dans sa classe, est-il à la bonne place dans le paysage, occupe-t-il bien sa place ? Et d’un regard circulaire, l’enseignant cherche une place qui serait meilleure pour l’enfant. Soit là où il gênerait moins, soit là où il serait moins gêné. L’enseignant compare l’enfant, l’enfant unique du parent à une classe d’enfants, à une collection d’enfants, à un ensemble d’enfants ; il compare avec équité ce qui pour le parent est incomparable. Par souci d’efficacité dans l’utilisation des ressources, l’enseignant fait des regroupements, des catégories en fonction de ce qui lui ont appris son expérience, sa formation. Plus il est connaisseur de son paysage professionnel plus il pense avoir de chance de trouver la bonne position, la bonne proposition et de la faire mieux entendre parce qu’il peut arguer de sa compétence appuyée sur son expérience. Or, à son grand dam, cette logique-là ne fonctionne pas.
C’est qu’il y a alors un effort, une action professionnelle à accomplir, que l’exigence déontologique et la recherche d’efficacité requièrent absolument. Il s’agit de se mettre en recherche, à l’écoute active de ce que les parents de l’enfant expriment de leur manière d’accompagner et d’envisager l’éducation de ce dernier. Ecoute empathique. Oubli de soi, suspension de ses propres certitudes. Voilà les conditions pour accéder à un minimum de compréhension des sinuosités du fil diachronique du discours parental. Au plan épistémologique, c’est l’approche ethnographique qui semble la plus proche de ce qui est requis. Ecoute instrumentée par le seul consentement à lâcher provisoirement ses propres repères. Ne pas jouer au psychologue, au médecin, au travailleur social, encore moins au guide spirituel… Il s’agit seulement de se ménager un accès à la compréhension de la pensée éducative de l’autre, à la manière dont il la construit, à la forme qu’elle a prise dans la singularité de sa vie.
Pourquoi faire cet effort qui n’est inscrit dans aucun référentiel professionnel ? Sans doute parce que la responsabilité professionnelle va jusqu’à devoir répondre de cela, non seulement au plan de l’efficacité mais au plan de l’éthique. Il y a au sens de Lévinas une dissymétrie du rapport parent – enseignant dans laquelle ce dernier détient bon gré mal gré la responsabilité incessible d’avoir à se soucier de ce qui va arriver tout le temps où l’enfant est son élève. A ce titre, toute construction de parcours éducatif doit partir de là où en est le parent, de la compréhension la plus fine possible de ce qu’il porte pour son enfant. De ce point de compréhension, et de ce point-là seulement l’enseignant – et lui seul y est déontologiquement obligé – peut proposer d’avancer sur un chemin de dialogue. Ce chemin n’a pas à être réduit à la complaisance pour autant. La franchise et l’expression d’éventuels désaccords peuvent y trouver leur place ne serait-ce que parce qu’ils sont alors proposés en connaissance, reconnaissance du fil décrit plus haut et de la place où il surgit dans la texture éducative.
Ainsi, le « déni » des parents n’est qu’un démon de la nuit que le jour dissipe et fait paraître pour ce qu’il est : un objet de travail professionnel qu’il convient de renommer en « défi » et de relever autant qu’il est possible.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire