Patience – confiance…
Gestion de classe : interpréter ce que les élèves nous disent par leurs comportements…
Cesser d’enseigner pour que l’élève apprenne…
La relation avec les familles : vers le partenariat
Les relations stagiaire – enseignant associé
Elèves immatures ou en voie de murissement ?
Le silence dans la classe…
Parents et enseignants face à la médication des élèves… paradoxes de l’action éducative
Les secrets du plan B enfin révélés !
Postulat d’éducabilité (encore et toujours)
Derrière toute pédagogie… les valeurs du pédagogue
L’enseignante « en proie aux enfants »
Avec des élèves ayant une déficience intellectuelle : oui, un enseignant, c’est fait pour enseigner en présumant qu’un élève, ça peut apprendre !
Qu’apprend-on à des élèves qu’on dit « déficients intellectuels » ?
Comment se construisent les apprentissages successifs ?
Du bon usage des devoirs à la maison
Les limites de la relation pédagogique : L’un sème, l’autre moissonne…
Patience – confiance…
Vous
avez un réel souci de proposer aux élèves des apprentissages authentiques
faisant une large place à la culture tout en la leur rendant accessible. Vos
écrits témoignent aussi de l’intensité de votre réflexion dans des situations
professionnelles complexes au contact d’élèves que la vie n’a pas ménagées et
qui à leur tour ne ménagent pas les adultes chargés de leur éducation. Les
questions éducatives que ces élèves soulèvent vont bien au-delà de la simple
gestion de classe. Elles poussent à interroger bien des niveaux des
organisations sociales auxquelles elles sont rétives : la classe d’abord,
mais aussi l’établissement, l’école, la famille, la société… Le pédagogue,
l’éducateur, représente souvent à leurs yeux tout d’abord cette génération
d’adultes dont la trahison les a blessées. Il faut leur donner le temps et des
signes tangibles qu’elles peuvent avoir confiance, que l’avenir n’est pas écrit
au passé, qu’il faut braver la peur d’apprendre … une patience inlassable est
indispensable. A certains égards, c’est comme si le pédagogue qui veut leur
être utile devait d’abord leur payer la dette que les adultes ont envers elles
et prouver par là même qu’il ne se dérobe pas mais sait tenir jusqu’au-delà de
cette difficile épreuve. C’est un peu comme lorsqu’on lance son voilier
dériveur du rivage contre les vagues éclatant aux abords de la plage. Les
vagues le secouent, le mettent à l’épreuve jusqu’à ce qu’il ait gagné la haute
mer, là où elles ne sont plus que houle.
Gestion de classe : interpréter ce que les élèves nous disent par leurs comportements…
Votre
journal réflexif est essentiellement consacré aux difficultés que vous avez
rencontrées dans la gestion de classe. Avec l’aide de votre enseignante
associée, l’appui de vos lectures et votre propre réflexion, vous semblez avoir
expérimenté des voies de progrès prometteuses. J’aimerais les compléter par
quelques remarques qui n’invalident en rien ce que vous avez découvert et tenté
:
Il
est en permanence nécessaire d’interpréter les comportements des élèves. Leur
manière de déranger le bel ordonnancement des choses qu’on avait prévu est
l’expression de ce qu’il ne peuvent ou ne savent dire de leur ressenti. Cela
mérite toujours d’être pris en considération (je n’ai pas écrit, « encouragé »
!) Vous observerez que ces comportements perturbateurs surviennent souvent dans
les mêmes circonstances, dans le même contexte, pour les mêmes raisons :
lassitude, peur de s’exposer à l’échec dans un travail, préoccupation
extérieure parasite… Il faut en permanence tenter de se donner des hypothèses
explicatives sur la base desquelles on peut retrouver des marges d’action. Si
l’élève ne peut pas dire ce qui l’agite, on peut lui prêter ses propres mots
pour le dire. On s’approche de lui ou d’elle pour un colloque singulier et on
lui fait part de son hypothèse : « J’ai l’impression que tu te
désorganises parce que tu n’es pas sûr d’avoir compris…. » « … parce
que tu aurais besoin d’aide… » etc. Et on engage un authentique dialogue
dans lequel l’élève trouve de l’apaisement parce qu’il se sent reconnu et entendu.
Ce n’est pas magique, ce n’est pas automatique, mais la patience dans cette
voie est souvent payante.
Autre voie : la différenciation. Celle
qui permet à chaque élève de faire ses propres choix, de suivre son plan de
travail personnel, celle qui permet à la classe d’être une ruche (Roger
Cousinet) où le bourdonnement est celui du travail authentique, ce dont le
silence n’est pas toujours le signe. Pas la simple différenciation par
simplification des tâches pour les plus faibles (ce qui souvent les humilie),
la différenciation qui prend au sérieux la capacité de discernement des élèves
et la connaissance qu’ils ont de leurs propres forces. Cela aussi demande du
temps de mise en place qu’un stage ne permet pas totalement. Mais c’est une
voie elle aussi payante et qui nécessite un temps d’apprentissage pour les
élèves (et pour l’enseignant aussi !) Cela conduit souvent à ce qu’on appelle
la pédagogie institutionnelle (Freinet, Cousinet etc.) qui résout bien des
difficultés y compris celles de l’introuvable « plan B », graal
parfois bien illusoire de l’acrobatie pédagogique.
Cesser d’enseigner pour que l’élève apprenne…
Enseigner
requiert de la clarté et de la précision dans la planification reposant sur une
identification préalable de ce dont sont capables les élèves et de ce par quoi
il est possible de mobiliser leur intérêt.
Enseigner
suppose de leur proposer des activités aussi chargées que possible de sens et
de valeur culturelle, à leur portée mais pas simplettes. Des activités de la
réussite desquelles ils puissent tirer quelque fierté, qui leur donnent le
sentiment d’avoir grandi, d’avoir conquis quelque chose d’important pour eux,
quelque chose qui accroisse leur autonomie, quelque chose enfin qui contribue à
leur émancipation. Ces activités sont à chercher dans leur zone proximale de
développement (voir la pénétrante idée de Lev Vygotski). Ces activités doivent
aussi leur permettre d’expérimenter la coopération dans une classe conçue comme
une micro-société démocratique où chacun bénéficie des contributions de tous
(cela touche donc à l’organisation et à la différenciation des apprentissages).
Enfin, enseigner suppose d’être constamment à l’écoute de ses élèves pour
comprendre comment ils comprennent afin d’y adapter sa propre intervention avec
pertinence, c’est ce qu’on appelle à proprement parler l’adaptation
scolaire. Il faut parfois aller jusqu’à
se souvenir de cette mise en garde de Roger Cousinet : « Ce n'est pas en
étant enseigné et parce qu'on est enseigné qu'on apprend. Et nous pourrions
dire au moins, que moins on est enseigné, plus on apprend, puisque être
enseigné c'est recevoir des informations, et qu'apprendre c'est les chercher.» (
Pédagogie de l'apprentissage, R.COUSINET, PUF, Paris, 1959, p 125)
La relation avec les familles : vers le partenariat
Vous
avez une belle page dans votre journal réflexif sur le travail en équipe d’une
part et sur les relations avec les familles d’autre part. Sur le premier thème,
vous avez bien perçu toute la richesse d’un travail en équipe
pluri-professionnel bien structuré. Sur le second, vous avez aussi bien
identifié ce qui vous a paru moins réussi par votre milieu de stage. Et vous
avez raison : les familles doivent être accueillies, entendues, comprises,
soutenues par le milieu scolaire. Elles apportent à leurs enfants ce dont ils
ont le plus besoin pour apprendre : se sentir importants, aimés. Notre
respect et notre affection pour nos élèves se conjoignent à ce que leur donnent
leurs parents et ainsi les autorisent à s’ouvrir au désir de grandir,
d’apprendre qu’ils peuvent percevoir comme non menaçant, comme bénéfique même.
(quelques références bibliographiques par exemple sur le site français : http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/documents/publications/themas/relations-ecole-familles-en-zep-rep/etudes-et-recherches-sur-les-relations-ecole-famille-en-zep-rep
)
Les relations stagiaire – enseignant associé
Votre
journal réflexif reflète essentiellement des difficultés de deux ordres qui ont
semble-t-il mobilisé toute votre attention et toute votre énergie : vos relations
« délicates » avec votre enseignante associée d’une part, votre
affirmation de l’immaturité de vos élèves d’autre part. C’est dommage que ces
deux thèmes aient tout envahi et vous aient causé tant de tourments car vous
avez sans doute bien des qualités sur le plan pédagogique (je l’ai constaté
lors de ma visite) qui n’attendent que votre réflexion pour s’améliorer encore.
Même si c’est un peu rude de le dire ainsi : ce n’est en aucune manière un
objectif de stage d’avoir de bonnes relations avec son EA, c’est au mieux une
condition facilitante. La question essentielle à se poser en présence de l’EA,
c’est « que me dit-elle qui pourrait m’être utile pour améliorer ma
pratique ? » A telle enseigne qu’on ne pourrait pas dire d’un stage qu’il
a été réussi sur la base d’une évaluation positive des relations stagiaires-EA,
n’est-ce pas ?
Elèves immatures ou en voie de murissement ?
Un
peu plus surprenant est votre insistance sur « l’immaturité » de vos
élèves. Vous y revenez à chaque séquence de votre journal réflexif. Le lecteur
aimerait tout d’abord savoir sur quelles observations, quelles évaluations
diagnostiques vous vous fondez pour l’affirmer. Cette présumée immaturité doit
pouvoir se mesurer à l’aune de ce qu’il est convenu d’appeler un développement
« normal ». Avez-vous eu l’occasion de faire de telles mesures ? Vous
a-t-on donné accès à de telles données ? Vous n’en faites pas mention.
J’aimerais vous inviter à une autre vision des élèves. Ils sont ce qu’ils sont,
comme ils nous sont confiés. On ne tire pas sur l’herbe pour la faire pousser,
pas plus qu’on ne bat les pommes pour les faire mûrir. Accueillez-les tels
qu’ils sont. Mettez-vous à leur portée. Oubliez les échelles de mesure, elles
ne servent à rien pour le pédagogue dont le métier n’est pas de classer mais
d’élever. Prenez-les comme ils sont, là où ils en sont, sans déploration
inutile. La seule question qui vaille est celle-ci : que dois-je faire
pour les aider à apprendre, à grandir, à mûrir ? C’est à cette seule et unique
question qu’il faut sans cesse réfléchir et chercher des ressources fiables
pour s’aider à y répondre au moins provisoirement, toujours provisoirement.
Cela manque à votre écrit car même si de toute évidence vous avez fait un stage
profitable, ç’aurait été l’occasion pour vous de faire le point.
Je
ne résiste pas au plaisir de vous offrir à nouveau pour conclure cette belle
réflexion du grand pédagogue Janusz
Korczak : « Vous dites : c'est fatigant de fréquenter les enfants.
Vous avez raison. Vous ajoutez: parce qu'il faut se mettre à leur niveau, se
baisser, s'incliner, se courber, se faire petit. Là, vous avez tort. Ce n'est
pas cela qui fatigue le plus. C'est plutôt le fait d'être obligé de s'élever
jusqu'à la hauteur de leurs sentiments. De s'étirer, de s'allonger, de se
hisser sur la pointe des pieds. Pour ne pas les blesser. »
Le silence dans la classe…
Dans
votre journal réflexif, un thème revient très fréquemment au risque d’ailleurs
d’en occulter d’autres : la gestion de classe et en particulier une de ses
composantes qui semble vous tenir le plus à cœur : le silence dans la
classe.
On
ne peut évidemment pas vous donner tort de prendre cela en considération. Il
est des moments dans la vie de la classe où l’enseignant doit pouvoir se faire
entendre, et le silence des élèves peut être le gage de leur écoute, encore
qu’il ne la garantisse pas absolument. Il est des silences qui sont signes
d’hostilité, de soumission à laquelle l’élève consent à son esprit défendant,
de désintérêt… Le silence est obtenu par l’accomplissement d’un comportement
collectif simultané des élèves sur la valeur duquel il est utile de
s’interroger pour l’exiger à bon escient. En lui-même, il n’est pas le signe
irréfutable d’un bon fonctionnement de classe. Il faut s’interroger sur son bon
usage, sa pertinence, en regard de ses choix pédagogiques. Il est la forme en
creux du rôle que l’on choisit de donner à la parole en classe, au droit à la
parole de chacun et des règles qui l’organisent. C’est plus le choix de ses
règles, leur explicitation et l’obtention d’un consensus de la classe à ce
sujet qui importent. Réfléchir à cette question, c’est aussi s’interroger sur
la valeur de ses propres paroles : est-ce un instrument de pouvoir voire
de coercition ? ou est-ce un vecteur d’animation de la recherche que partagent
les élèves en s’exprimant pour se dire ce qu’ils comprennent ? Dans ce second
cas, il faut en faire un instrument pointu, propre à faire émerger une
réflexion métacognitive de la part des élèves et par là-même, les initier à la
dimension sociale, coopérative du partage des savoirs, ce qui conduit à
l’institutionnalisation de la classe, c’est à dire à la construction commune de
l’institution au sein de laquelle les élèves et leur enseignant vont pouvoir
vivre, et bien vivre. Vous pourrez approfondir ces quelques pistes par des
lectures. (une proposition pour en ouvrir d’autres : Le rapport au savoir
des élèves : enjeux inconscients et élaboration. L'intérêt des groupes de
parole. Hatchuel,
F. Pratiques psychologiques, 2004, Vol.10(2), pp.133-139)
Parents et enseignants face à la médication des élèves… paradoxes de l’action éducative
Vous
évoquez incidemment une autre question : une maman semble refuser que sa
fille prenne la médication recommandée par son médecin pour l’aider face à des
troubles de concentration et de comportement diagnostiqués. Vous vous demandez
si nous « devons toujours accepter les choix des parents dans ce genre de
nécessité, surtout lorsque les parents ont eux-mêmes une déficience. » Il
faut aller au-delà de son premier mouvement et aborder cette importante et
récurrente question professionnellement.
Tout
d’abord, les parents font-ils l’objet d’une mesure judiciaire les déchargeant
de leur responsabilité parentale du fait de la déficience que vous semblez leur
connaître ? Vraisemblablement non. (Toutefois, si c’était le cas, votre rôle
d’enseignant pourrait alors consister à alerter à ce sujet un travailleur
social chargé de l’accompagnement de cette famille.) Plaçons-nous donc dans le
cas plus probable où les parents jouissent pleinement de leurs droits et
devoirs vis-à-vis de leur progéniture. La réponse est claire : en dehors
d’un conseil bienveillant et empreint d’un maximum de délicatesse, nous n’avons
rien à exiger d’eux. Seul le médecin qui a prescrit le traitement peut insister
pour qu’il soit pris, en encore ne peut-il le faire qu’à titre de conseil.
Heureusement, dans une société démocratique, personne ne peut imposer à autrui
la prise d’un médicament fusse pour son bien (lequel resterait d’ailleurs à
définir… et sur la base de quelle autorité ?) Nous sommes ainsi à l’abri, je
l’espère, des pratiques des totalitarismes les plus sombres. Vous trouvez sans
doute que je force le trait. Pourtant, j’insiste : éthiquement, il n’est
jamais bon de vouloir faire même le bien de quiconque contre son gré. Et la
conséquence de cette maxime trouve sa concrétisation jusque dans la
pédagogie : un élève est toujours libre de se dérober aux apprentissages
qu’on veut qu’il fasse, et cette liberté doit être absolument respectée. D’une
part, parce qu’il faut se rendre à l’évidence qu’il est impossible de se saisir
d’une conscience (heureusement) et d’autre part, parce qu’il y va du respect de
la dignité de l’élève, laquelle rejaillit symétriquement sur celle du maître.
Nous rencontrons là un paradoxe de l’éducation qu’il faut assumer à moins de
succomber à la funeste tentation démiurgique. Poussons le paradoxe jusqu’au
bout : Que reste-t-il à l’élève qui n’a rien voulu apprendre de ce que le
maître voulait pour lui ? il a appris à dire non, il a expérimenté son
inaliénable liberté et son incessible responsabilité. Et si c’est là tout ce
qui résulte de l’action éducative entreprise, c’est tout de même mieux que les
chaînes du psittacisme.
Les secrets du plan B enfin révélés !
Vous
évoquez à plusieurs reprises « le plan B » auquel il serait
nécessaire de recourir en cas de dysfonctionnement d’une SEA. Ici encore, il
faut approfondir et s’entendre sur les termes. Parle-t-on de plan B comme de
changer de chaîne sur sa télévision ? Alors, on remettrait la télécommande aux
élèves et ils pourraient zapper la leçon (voire l’enseignant) au gré de leur
humeur. Parle-t-on de plan B pour avoir prévu de pallier à un dysfonctionnement
matériel comme cela arrive souvent avec les TIC ou des activités en laboratoire
? Si c’est cela, alors oui, il ne faut jamais se fier à 100% au matériel. Et il
faut avoir prévu une autre modalité de réalisation de la même SEA lorsque le
matériel nous trahit, cela va de soi. Parle-t-on de plan B pour occuper du
temps qu’on n’avait pas su ou pu organiser, du temps libre en fin de séance par
exemple ? Si c’est cela, alors il ne s’agit tout simplement que de continuer le
travail de la classe que malheureusement la ponctuation de la cloche vient
scander. Le temps de la classe doit être conçu comme une alternance de moments
pilotés par l’enseignant, où
généralement il enseigne, et de moments remis aux élèves sur la base d’un plan
de travail dans lequel ils apprennent à s’organiser pour devenir autonomes et
avancer à leur rythme. On met pour cela à leur disposition des outils, des ressources,
vers lesquels ils peuvent se tourner seuls ou en groupes. L’enseignant est dans
ces moments l’une de ces ressources. Dans un tel fonctionnement, il n’y a donc
jamais de temps mort. Peut-on encore parler de plan B ? J’en doute…
Postulat d’éducabilité
Face
aux difficultés persistantes avec un élève, gardez bien ouverte la boîtes aux
hypothèses… pour ne jamais renoncer sur la base d’une facilité que certains se
donnent de penser que « ce n’est pas possible ». Tenter quelque
chose, c’est, avant tout souci d’efficacité, reconnaître à autrui le statut de
sujet, lui signifier qu’il existe dans notre pensée et qu’il a à nos yeux une
dignité qui fait de lui un partenaire irremplaçable. Au-delà de toute maitrise
technique, la pédagogie est l’art de la maïeutique culturelle. Après leur
engendrement biologique, les petits d’homme ont besoin de naître à la culture
et à la société. L’école y contribue en tout premier lieu. Car comme l’écrit
Philippe Meirieu, à la question « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants
? » – question qui reste plus que jamais d’actualité – il est donc urgent d’en
ajouter aujourd’hui une autre : « Quels enfants allons-nous laisser au monde ? ». (Lettre aux grandes personnes sur les enfants
d’aujourd’hui. Editions rue du monde. 2009 )
Derrière toute pédagogie… les valeurs du pédagogue
Vous
avez dès le début une intéressante réflexion sur les relations stagiaire-EA. Ce
n’est pas une situation facile que celle d’un stage. Son artificialité imposant
à deux personnes de collaborer tout en ayant un statut et un projet différents,
inscrits dans une temporalité différente, cela fait beaucoup de raisons pour
que ce soit délicat. Cela fait au moins ressortir une chose fondamentale : un
dissensus en matière éducative, a toujours son origine dans la question des
valeurs. C’est toujours à ce niveau-là qu’il faut interroger la situation pour
la comprendre. C’est ainsi que pour soi-même, sur la base de l’analyse de ce
dissensus, on met au clair ses propres valeurs. Cela explique qu’il n’y ait jamais
de consensus définitif en éducation quelles que soient la
« scientificité » des recherches et la force probante de leurs
conclusions. La pédagogie est un art où la technique a une place, mais une
place limitée et nettement ancillaire.
L’enseignante « en proie aux enfants »
L’autre
grand thème de votre réflexion, dépassant largement la question technique de la
« gestion de classe » est celle de la relation avec les élèves. En
effet, en matière dite de « gestion de classe », vous savez tout
comme vos collègues d’ailleurs, tout ce qu’il faut savoir. Le peu des ficelles
du métiers qui manque encore à votre répertoire d’action, vous ne tarderez sans
doute pas à l’acquérir par l’expérience. Et si vous en éprouviez le besoin,
vous savez aussi que les bibliothèques de l’éducation regorgent de vadémécums à
ce sujet. Mais vous avez vu que c’était
d’un autre ordre avec les élèves qui vous ont été confiés. Parce qu’on ne la
leur fait pas à eux, la farce de l’autorité théâtrale. Ils l’ont déjà bravée
plus d’une fois. Ils connaissent ce jeu de dupes dans lequel ils n’hésitent pas
à tenter d’obtenir les bénéfices glorieux de la bravade au risque de l’amertume
des humiliations. On n’y obtient rien que de fragile et précaire, et eux, et
nous. On croit naïvement qu’il s’agit d’autorité alors qu’il s’agit
trivialement de pouvoir. L’autorité, c’est bien autre chose. (« Un
professeur devrait avoir toute autorité et peu de pouvoir. » Thomas Szasz)
La
première chose que des élèves ressentent négativement c’est le manque considération
d’un enseignant qui n’aurait aucune ambition de les conduire à apprendre
quelque chose, quelque chose de sérieux, quelque chose qui vaille la peine.
C’est une marque de mépris dont ils ne sont jamais dupes même quand leur
comportement semble dire qu’ils ne veulent pas apprendre. Leur confiance et
leur coopération ne se bâtissent jamais sur une telle imposture. Ils savent
très bien, même et surtout les plus indociles d’entre eux que nous n’avons
affaire avec eux, que pour cela : les aider à apprendre. C’est ce qui
fonde notre relation et dont ils doivent pouvoir éprouver la solidité, la
fiabilité. Ils ont impérativement besoin qu’on prenne au sérieux leur capacité
à apprendre, à progresser pour qu’ils finissent par l’éprouver eux-mêmes.
Ainsi, vous avez totalement raison de vous recentrer sur les contenus
d’apprentissage, c’est le point précis où les élèves et l’enseignant ont
rendez-vous. Si ce dernier voulait les emmener ailleurs, ils auraient bien
raison de s’en méfier et de s’y refuser. Il y aurait tromperie.
Alors,
oui, vous l’écrivez bien dans votre conclusion, cela est éprouvant, dévorant.
Tous ceux qui vous diront le contraire sont au mieux des ignorants, au pire des
charlatans. Parce que cette lutte n’est pas seulement pour « sauver les
élèves », même malgré eux, c’est aussi une lutte contre le poids des
déterminismes que la société leur impose et qu’ils sentent cruellement. Cela
fait beaucoup d’adversité pour les petites personnes que nous sommes. Vous avez
raison de dire que cela nous rend cruellement sensible notre vulnérabilité et
qu’il n’y a pas d’autre voie que de l’assumer, pour ceux qui le peuvent
du moins. Et il y faut paradoxalement une certaine force d’âme car «
ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est le chemin.
» (Sören Kierkegaard).
Mais
dans ce défi, nous avons à nous faire un allié, l’élève lui-même. Notre volonté
n’est rien sans la sienne même si nous devons la précéder. Or, cette volonté,
tout comme la nôtre d’ailleurs, ne pourra s’exprimer que si elle se sent et se
sait libre. Le respect de cette liberté ne nous dédouane pas de nos efforts, il
met seulement un frein à notre volonté de toute-puissance. Un élève ne nous
« doit » rien : ni son échec, ni sa réussite; il n’a ni devoir
ni dette parce qu’il doit pouvoir éprouver qu’il vient au monde sans dette. En
revanche, nous lui devons la mise à disposition de tous nos moyens, de tout
notre savoir faire. C’est nous, les adultes qui avons ce devoir et cette dette.
En
vous lisant, je pensais à nouveau à Albert Thierry et à son bouleversant
témoignage : « L’homme en proie aux enfants[1] ».
Il y a un siècle, il a sans doute éprouvé et témoigné de ces choses que vous
avez ressenties.
Avec des élèves ayant une déficience intellectuelle : oui, un enseignant, c’est fait pour enseigner en présumant qu’un élève, ça peut apprendre !
Vous
avez été placée durant votre stage dans une situation inconfortable qui vous a
beaucoup interrogée. A quelque chose malheur est bon car je crois que cela vous
a permis de commencer une profitable réflexion – dont on perçoit l’évolution et
l’approfondissement progressif dans vos écrits
- au sujet de l’éducation et l’enseignement destinés aux adolescents
ayant une déficience intellectuelle.
Vous
avez éprouvé une évidence qu’il est toujours bon de rappeler : un enseignant,
c’est fait pour enseigner, c’est à dire pour aider des élèves à apprendre.
C’est tellement simple qu’on est parfois désarçonné lorsque cette perspective
s’efface. On en vient à se demander ce qu’on fait ici ! Précisons en quoi cette
évidence pose problème.
Tout
apprentissage s’effectue sur la base d’une activité de l’élève, au minimum une
activité intellectuelle, le plus souvent manifestée par une action physiquement
visible. A ce titre, on peut dire que toute activité « peut » être
source d’apprentissage. Mais qu’elle ne l’est pas forcément. Il faut qu’elle
ait été conçue pour cela. Déjà dans les classes, le danger guette bien des
activités de n’être que des tâches n’ouvrant sur aucun apprentissage, alors en
ateliers basés sur des tâches répétitives, le risque de perte de sens est
maximum. Et si elles sont déjà insensées pour l’enseignante, ô combien ces
tâches le seront-elles pour des élèves, d’autant plus d’ailleurs qu’on estime
ces derniers déficients intellectuellement et par conséquent peu capables de
saisir des enjeux lointains à leur travail.
Ainsi certaines activités ne permettent aucun apprentissage, quand bien
même elles auraient lieu dans un local scolaire, et doivent donc être
proscrites du travail des enseignants. Et on aura beau les parfumer
« d’autonomie », de « préparation au travail »… rien n’y
fait ! Leur ineptie les condamne par le simple fait que nous-mêmes ne
souhaiterions pas les accomplir et que par conséquent, il doit nous paraitre
immoral d’y contraindre des élèves fut-ce au motif de leur intelligence peu
commune. Vous avez raison de considérer qu’en tant que stagiaire, vous ne
pouviez manifester ce refus, mais il était bien nécessaire que vous écriviez
ainsi que vous l’avez fait, vos réflexions à ce sujet. On peut espérer que la
multiplication de prises de conscience apportera à ce sujet dans nos sociétés,
de Nouvelles Lumières[2].
Qu’apprend-on à des élèves qu’on dit « déficients intellectuels » ?
C’est
un redoutable problème de déterminer ce qu’il convient d’enseigner et de
proposer à apprendre à des élèves ayant une déficience intellectuelle surtout
si on ne l’envisage que dans une visée ré-adaptative, ré-éducative qu’on
voudrait propre à les normaliser dans une société dont une des valeurs cardinales
est la productivité. A cette aune, ils ne pèsent pas lourds dans le P.I.B.
national et mondial ! Mais éduque-t-on pour cela, pour cela uniquement ? Les
autres élèves, les instruit-on dans cet unique objectif ? Bien sûr que non,… je
l’espère. Ce n’est qu’un objectif parmi d’autres. On instruit et on éduque pour
que chacun développe son potentiel créatif, participe au renouvellement de la
culture, s’émerveille de la nature et de la culture dont il hérite, comprenne
autant qu’il le peut la culture scientifique à laquelle notre civilisation est
parvenue, sache exprimer sa propre pensée en dialogue respectueux avec celle
d’autrui… Un tel programme, est-il juste
d’en priver une partie de la population jeune au prétexte qu’elle ne satisfait
pas aux normes d’une intelligence mesurée à sa seule performance en milieu
productiviste ? Et pour finir, que sait-on de leur désir, de leurs attentes ?
Quand a-t-on pris le temps de les entendre, chacun, chacune à ce sujet ? Que
désirent-ils comprendre du monde et apporter au monde ? Comment vont-ils écrire
leur histoire de vie si le temps qu’on leur donne à vivre est constamment
cyclique et répétitif ? On les réduit au silence non pas seulement parce qu’ils
sont malhabiles à s’exprimer, mais parce qu’on les prive de se raconter à
travers un vécu dont ils pourraient avoir motif d’être fiers tant il est vrai
que leur vie, à eux aussi, a la dignité d’un destin.
Vous
avez fait des tentatives fort louables pour apporter ce que vous pouviez de
sens à une situation qui en est à mon avis largement dépourvue. Si elles n’ont
pas eu tout le succès que vous espériez, elles sont néanmoins la marque de
votre ambition et vous vous perfectionnerez dans cette voie. Avec un élève
qu’on a coutume de désigner comme déficient intellectuel, s’il est permis de
parler de handicap, c’est dans le sens d’une situation contextuelle qui nous
affecte, lui et moi, dans le cadre scolaire. Ce qui nous handicape tous les
deux, c’est qu’il nous faut faire tous les deux le même effort pour nous
comprendre, pour nous rejoindre. Je ne le surplombe pas par une intelligence
supérieure que je pourrais chercher à lui infuser. Nous avons seulement deux
manières d’appréhender le monde qui ont besoin d’apprendre mutuellement l’une
de l’autre. Je dois tenter, tout comme lui, de comprendre comment il comprend.
Il y faut bien plus d’efforts et de finesse qu’avec une intelligence semblable
à la nôtre, et c’est cela qui est passionnant. A moins de ce postulat, il est
inutile de se commettre auprès de ces élèves. Mais à y bien réfléchir, ce
postulat ne vaut-il pas vis-à-vis de tous les types d’élèves, finalement ?
Comment se construisent les apprentissages successifs ?
Vous
avez tout à fait raison, il est nécessaire de s’assurer de la compréhension
acquise par les élèves d’une notion avant d’en proposer une autre. Cela demande
de se doter de moyens adéquats d’évaluation essentiellement formative. Sinon,
on construit sur du sable. Pourtant, il ne faut pas non plus s’y arrêter comme
à un cran de cliquet. On est parfois surpris de constater qu’un nouvel
apprentissage permet aussi d’en accomplir un antécédent mal assuré. Mais pour
que cela advienne, il faut que le pédagogue soit conscient de la carence
laissée momentanément en route pour trouver ultérieurement l’occasion de faire
le lien, le renforcement qui va la combler. C’est une stratégie délicate
d’utilisation, demandant du discernement, mais elle permet de sortir de
l’ornière consistant à ne plus avancer du tout tant qu’un obstacle n’est pas
franchi, posture assez décourageante pour les élèves et pour l’enseignant.
Du bon usage des devoirs à la maison
Vous
vous interrogez aussi à juste titre sur des devoirs à la maison donnés à des
élèves qui ne les réalisent pas et sur lesquels il n’y a pas de vérification.
Dans de telles conditions, c’est clair, cela ne sert à rien, c’est même sans
doute nuisible. Pour que des devoirs à la maison soient tant soit peu
profitable, il me semble qu’il faut s’assurer qu’ils ne viennent pas en
extension d’un temps scolaire qu’on aura pas su mettre suffisamment à profit.
Ils doivent demander un temps strictement et raisonnablement limité à l’élève.
Ils doivent être réalisables sans préjudice pour aucun élève du fait de sa
situation familiale et sociale. Ils doivent porter sur une tâche dont l’élève
puisse s’acquitter seul avec les ressources dont on est assuré qu’il dispose.
L’élève doit ressentir le bénéfice qu’il a à faire ce travail dans les
conditions de la vie familiale. Il faut donc être sûr que celle-ci y est
favorable. Enfin, il faut que cela contribue à renforcer le lien et la
confiance entre la famille et l’école. Il faut donc s’assurer que la famille en
comprend le sens et soutiendra l’effort de son enfant, ce qui ne veut pas dire,
qu’elle se substituera à la carence de l’enseignement ! Ce soutien est
simplement moral et donne à la famille une occasion supplémentaire de porter
intérêt à la vie scolaire de l’enfant. Vous voyez que cela fait beaucoup de
conditions qui appellent à en user avec discernement.
Les limites de la relation pédagogique : L’un sème, l’autre moissonne…
Vous
exprimez aussi avec franchise les émotions que vous avez vécues à travers une
attention que vous avez accordée à deux de vos élèves dont vous avez senti les
risques de décrochage scolaire et auxquels vos collègues vous ont semblés peu
réceptifs. Ce n’est pas à votre détachement qu’il faut travailler, d’ailleurs,
votre esprit s’en défend spontanément. Votre engagement dans cette relation de
soutien vous a fait prendre conscience de la nécessité de réfléchir à ce que
doit être une posture professionnelle. Vous avez raison de ne pas vous
désintéresser de la vie, voire du destin de vos élèves. En effet, vous leur
devez au titre de la relation éducative et pédagogique dont vous avez la
responsabilité, toute l’attention que requiert la situation particulière de
chacun. Mais il faut se souvenir que la relation d’aide est toujours une
relation difficile car elle prend le risque même pour les raisons les plus
louables, d’aliéner l’autonomie et la liberté d’autrui, de le rendre débiteur.
Il s’agit d’établir la juste distance et la juste relation avec les élèves qui
préservent leur exercice de la responsabilité et de la liberté. Il s’agit de ne
pas chercher à les libérer d’une aliénation – celle de leurs difficultés – pour
les assujettir à une autre – celle de dépendre de nous. Il faut donc chercher à
redonner de la liberté. Cela se fait non seulement en travaillant la relation
avec autrui mais en proposant à ce dernier d’en établir d’autres
complémentaires avec d’autres intervenants desquels on cherche à le rapprocher,
qui pourront selon la spécialité professionnelle qui est la leur, lui apporter
du mieux-être. C’est le travail d’une équipe, d’un réseau pluri-professionnel
au sein duquel chacun doit apprendre à tenir sa juste place, complémentaire de
celles des autres. Et puis pour finir, il faut toujours, au moment d’une
séparation parfois délicate d’avec des élèves auxquels on s’est très
naturellement attachés, se rappeler « que l’un sème et l’autre
moissonne ». Ce que nous avons fait, si nous l’avons bien fait portera du
fruit plus tard. Et cela, n’est-ce pas le propre de l’éducation ?
[1] Ce livre n’est
malheureusement plus disponible mais on peut le télécharger pour
liseuse : http://www.epagine.fr/ebook/9782368010044-l-homme-en-proie-aux-enfants-albert-thierry/
[2]
Voir : Gardou, C., & al. (2014). Handicap, une
encyclopédie des savoirs Des obscurantismes à de Nouvelles Lumières
(érès.). Toulouse.
Un
regroupement thématique permet de les
reprendre pour les restituer afin que chacun, chacune fasse son profit
de
l’ensemble. La présentation qui suit est sans ordre de préséance des
thèmes. - See more at:
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